jeudi 30 janvier 2020

Point final

15° 39,685' N 89° 00,194' W
Marina Manglar del Rio, Fronteras, Guatemala


05H47 : Cela fait déjà quelques minutes que j'oscille entre le sommeil et l'éveil, à mi-chemin entre une envie furieuse d'aller pisser et celle non moins furieuse de traînasser au lit. Si je calcule bien, j'ai dormi mes six heures... Mais rien ne m'empêche de grappiller quelques minutes, n'est-ce pas ? Hélas, Touline ne l'entend pas de cette oreille et s'ingénie à faire des bruits de toutes sortes pour que je me lève et aille lui servir son petit-déj’.
Donc, en bon esclave que je suis, je me lève. Zika est vautrée sur la banquette du carré, les quatre pattes en l'air. Je sais que elle au moins, va faire la grâce matinée.
Depuis le cockpit, une tasse de café dans une main et une clope dans l'autre, j'observe la marina encore endormie. Avec les fronts froids qui rappliquent du Nord en cette période, la température est anormalement basse (18-20°), le fleuve qui lui est bien plus chaud, fume. Au loin, sur l'autre rive, j'entends les hurlements des singes qui saluent l'aube naissante. C'est beau.

Depuis quelques semaines/mois je réfléchis à ce que je vais bien pouvoir vous raconter dans ce texte que j'ai décidé de vous écrire aujourd'hui. Enfin, quand je dis que je réfléchis... n'allez pas croire que cela me prenne la tête pour autant ! Disons plutôt que cela fait plus d'un an que je suis arrivé au Guatemala, et je ressens le besoin de vous raconter un peu ce qui m'est arrivé depuis. Et puis, sans doute aussi, je me dis qu'il est peut-être venu le moment de mettre un terme à cette aventure d'une manière ou d'une autre...


Si vous me demandez ce qu'il s'est passé depuis un an, spontanément, j'aurais envie de vous répondre pas grand chose. Mais cela serait faux. Dès mon arrivée je me suis installé à la Marina Manglar del Rio, et j'y ai dans un premier temps pansé mes plaies. La traversée depuis la Martinique m'ayant passablement éprouvé, j'avais besoin de vraiment me reposer et de m'adapter tout doucement à mon nouvel environnement. Pendant les premiers mois je me suis appliqué à prendre mes marques et à tisser des liens avec la communauté française du Rio. Pourquoi la communauté française et pas une autre me demanderez-vous ? Bah, parce que tout d'abord y'en a une, déjà. Et puis ensuite parce que c'est quand même plus facile pardi !

Puisque l'on parle de communauté, on peut dire que la population étrangère du Rio Dulce est partagée en deux. D'un côté les étasuniens, très largement majoritaires, qui drainent vers eux tous les étrangers de langues anglaise, et de l'autre les Français qui attirent tous les francophones de la planète. Québecois, Belges, Suisses et autres. Les deux communautés se côtoient et se mélangent ponctuellement, mais les différences culturelles et les langues font qu'au quotidien les gens préfèrent l'entre-soi. Ce n'est ni bien, ni mal, c'est ainsi. Les locaux apprennent assez vite à faire la différence entre un gringo de base et un français. Tout d'abord, en règle générale, les francophones pratiquent plus volontiers l'espagnol ce qui fait que cette communauté-la leur est plus abordable. Ensuite c'est une question de pouvoir d'achat. Les amerloques sont à la fois cupides et exigeants, mais également d'une largesse qui frise parfois l'indécence. Du coup les prix ont tendance à monter de façon spectaculaire, mais ils redescendent aussi sec une fois qu'on a bien fait comprendre à son interlocuteur qu'on n'est pas un gringo.

Bref, pardon pour la digression, mais il me semblait intéressant de vous livrer cette petite analyse sociologique personnelle. Où en étais-je ? Ah oui, prendre mes marques.
Donc pendant quelques mois j'ai pour ainsi dire fait mon trou. Les gens dans la rue principale de Fronteras ont assez vite intégré cette silhouette boitillante toujours accompagnée de son grand chien noir, comme étant celle d'un français plutôt sympa, parlant assez bien l'espagnol, et qui résidait à Manglar.

Puisqu'on parle des gens, permettez-moi de digresser encore une fois. De tous les pays où j'ai pu faire escale, aucune population n'égale la gentillesse des uruguayens. A part peut-être les guatémaltèques. Franchement, je n'ai jamais rencontré de gens aussi respectueux, aussi dévoués. C'est même un peu flippant des fois... Et il m'arrive de me dire que je ne mérite pas autant d'égard.

Bon allez, j'en étais où ? Ah oui, c'est ça, un jour du mois de mars, je découvre que la marina où je me trouvais risquait de se retrouver à devoir embaucher un nouveau gérant... Pour être franc, à l'époque, et même si quelque part j'étais venu ici pour ça, me retrouver face à une telle opportunité, alors que je débarquais à peine dans ce pays, me terrifia. Le poste m'intéressait c'est sûr, mais ma connaissance de l'endroit laissait encore à désirer, mon espagnol n'était pas parfait, mon rythme de vie pantouflard me plaisait bien... Bref, je ne me sentais pas les épaules.
Et puis, lorsque je dis «  risquait de se retrouver à devoir embaucher un nouveau gérant », je ne vous raconte pas les énormes « si » que cela supposait. Franchement sur le papier mes chances étaient de une sur dix.
Mais bon, une opportunité se dessinait au loin, et même si elle restait hypothétique, je décidais de rester à Manglar histoire de voir... En fait, sans réellement postuler pour le poste, j'ai fait en sorte que mon nom apparaisse en tête de liste le cas échéant. Genre, je suis là si vous avez besoin de moi. De temps en temps je filais un coup de main comme je l'ai toujours fait dans toutes les marinas que j'ai pu fréquenter, je servais de traducteur à l'occasion et je donnais quelques conseils, j'aidais aux manœuvres d'amarrage... Bref, je faisais le job sans être rémunéré pour ça.

Et puis un jour de septembre 2019, on m'a proposé de reprendre officiellement la gérance. Comment vous dire... J'ai bien sûr accepté, mais presque aussitôt je l'ai regretté. Tout cela allait trop vite pour moi. Je savais que ma vie allait s'en trouver bouleversée, mes projets à court termes allaient tomber à l'eau... et franchement cela m'a foutu les jetons. Et puis, petit à petit les choses se sont mises en place.


Manglar del Rio est une petite marina d'une trentaine de place, essentiellement axée sur la tranquillité et sa proximité avec le village et ses commerces. Contrairement à d'autres marinas sur le fleuve, il n'y a pas de restaurant, pas d’hôtel, pas de chantier, pas de commerce, pas d’événements. Le seul événement traditionnel, c'est le barbecue du vendredi soir, où je me fais le plaisir de me transformer en chef afin de cuisinier pour tous les résidents et leurs invités.
Comme je l'ai dit, on y cultive la tranquillité. Les clients ont à disposition un grand parc de plusieurs hectares propice aux balades et où Zika s'éclate comme une malade. La piscine. Les commerces à proximité... C'est l'endroit idéal pour y laisser son bateau en toute sécurité pendant la saison cyclonique, ainsi qu'un excellent point de départ pour partir à la découverte de l'Amérique Centrale.

Pour ce qui est du boulot en lui-même, ce n'est franchement pas très compliqué. En gros c'est 10% de technique (amarrage, manœuvre, entretien des bateaux), 10% de paperasserie (comptabilité, facturation) et 80% de relationnel. Bon ok, j'avoue que de devoir être gentil avec tout le monde, de répondre à la moindre récrimination avec le sourire, n'est pas ce que je préfère ! Et que parfois, j'ai l'impression d'être le seul adulte au milieu d'une cour de récréation de minots de six ans. Mais avec le temps j'apprends.
Le salaire est plus que correct compte tenu du pays, j'ai la place de port gratuite pour La Boiteuse, et puis, afin de ne pas trop bouleverser mon rythme de vie, j'ai imposé des horaires qui respecte ma sacro-sainte sieste ! Les bateaux ont interdiction d'arriver ou de partir entre 12H00 et 16H00, point barre !

Lorsque je relis le récit de ma trans-caraïbe, et que je fais le point sur mes attentes versus la réalité, je me rends compte que j'étais arrivé dans ce pays plein d'espoirs, de rêves, de désirs, mais aussi avec pas mal de questions et de doutes. C'est vrai quoi, imaginez un peu, je débarque dans un nouveau pays avec la ferme intention de m'y installer, de me refaire une vie, mais sans absolument aucune idée sur la façon d'y parvenir. Ni même si j'allais m'y plaire ! Objectivement, il y avait là de quoi douter de ma santé mentale tant ce plan comportait d’inconnues... Oui mais voilà, c'était sans compter sans une bonne dose de ce que les gens ont coutume d'appeler la foi, mais que je préfère nommer la confiance en soi. Plus une bonne dose de chance également, je dois le reconnaître. Mais au fond de moi une petite voix me disait que j'allais y parvenir, et j'ai bien fait de l'écouter parce qu'elle avait raison. Car aujourd'hui je dois bien avouer que mes attentes ont été comblées bien au delà de mes espérances.
Jugez plutôt, moins d'un an après mon arrivée dans ce que j’espérais être mon Eldorado, me voilà directeur d'une marina au Guatemala... Non mais sérieusement, vous arrivez à y croire ? (Parce que moi, des fois j'ai des doutes).
Comme quoi, il est des histoires qui se terminent bien... J'ai parcouru pendant des années le monde, ou du moins une partie du monde, à la recherche d'un endroit où je pourrais me poser. Un endroit dont je pourrais dire que c'est chez moi. Un endroit qui me donnerait envie de m'installer et de regarder un peu plus loin vers l'avenir. Et bien, neuf années après avoir quitté la France, je crois enfin pouvoir dire que je l'ai trouvé. C'est le Guatemala.

C'est bien simple, depuis que je suis ici, et que je travaille, je commence à faire des projets... Chose qui ne m'étais peut-être jamais arrivé depuis mes vingt ans. Je m'imagine remettre en état et vendre La Boiteuse. Acheter un petit bout de terrain et y construire une petite maison en bois, avec une grande véranda donnant sur un bras du Rio, la forêt tout autour. Et puis aussi, pourquoi pas, soyons fou, une gentille guatémaltèque et quelques petits morenos qui joueraient dans l'eau avec les chiens. Oui, pourquoi pas...

Alors voilà, l'histoire commencée il y a presque dix ans avec les élucubrations et les rêves d'un pauvre type qui essayait de se reconstruire, va se terminer ici. Après 15532 milles de parcourus, une dizaine de pays visités, une histoire d'amour inoubliable, quelques tempêtes, d’innombrables avaries, deux échouages sans gravité, des milliers de personnes croisées, des dizaines de milliers d'euros dépensés... Je cherchais quelque chose sans trop savoir ce que c'était, et je viens de le trouver. C'est pourquoi il est temps pour moi de mettre un point final à ce blog.

Je vous remercie, vous mes lecteurs qui m'avez lu pendant toutes ces années. Merci pour vos encouragements et votre indéfectible soutien. Je voudrais avoir une pensée particulière envers tous ceux qui un jour, à la lectures de mes aventures, ont décidé également de prendre la route. Je sais qu'il y en a eu quelques-uns qui se sont dit en me lisant, pourquoi pas moi ? Sachez que rien ne me rend plus fier que d'avoir pu vous inspirer. Et si un jour vous doutez du bien fondé de votre quête, si un jour vous avez les boules parce que la mer, la vie ou les gens ne vous font pas de cadeaux, dites-vous qu'à la fin, si vous y mettez un peu du votre, tout peut très bien se terminer. Comme le disait mon ami Hughes, dans la vie il n'est pas interdit d'avoir de la chance... Et putain de bordel de merde, il avait bien raison.

Point final.