34°26.602S 58°31.795W
Buenos Aires,
Argentine
Vous le savez, ou
du moins vous devriez le savoir, je ne me considère pas comme un
touriste mais plutôt comme un voyageur. Je sais, la différence est
subtile et je suis sans doute le seul à la faire, mais pour moi
c'est important. Et vous le savez également, je suis plus intéressé
par l'aspect social et politique des pays que je visite, plutôt que
par les musées, et les jolis paysages.
Aussi, ceci étant
rappelé, s'il y en a parmi vous (et il y en a sûrement) qui ne
supportent pas quand j'ouvre ma gueule pour autre chose que des
histoires de navigations, je leur conseille de zapper cet article et
d'attendre le prochain. Parce que aujourd'hui je vais vous parler de
politique, de marché noir et de dictature (et voire même de
religion si je suis en forme !).
En fait, tout à
commencé en Uruguay... Lorsque j'ai débarqué dans ce pays, j'ai
été surpris de constater que l'on pouvait retirer dans les
distributeurs automatiques aussi bien des Pesos Uruguayens que des
Dollars Américains. De même, lorsque j'ai voulu acheter mon nouveau
PC portable à Montevideo, le vendeur m'a donné le choix entre ces
deux monnaies pour régler mon achat. Et je ne vous parle pas des
restaurants qui affichent le prix des plats dans ces deux monnaies,
ainsi qu'en Pesos argentin... Au début, je ne comprenais pas grand
chose à la situation. J'étais comme qui dirait, perplexe. Je me
disais que ce devait être une coutume locale, un truc qui avait à
voir avec l'histoire du pays et son possible ancrage avec la monnaie
étasunienne. Ou encore, qu'étant donné la proximité avec
l'Argentine, il était normal que les commerçants affichent les prix
en fonction de la clientèle forcément aisée qui traversait le Rio
de la Plata pour passer le week-end... Mais cela n'expliquait pas la
présence de Dollar américains dans l'histoire, et il y avait aussi
cette petite voix dans ma tête qui me disait qu'utiliser une monnaie
autre que celle du pays dans lequel je me trouvais, ce n'était pas
rendre service à ses habitants.
Et puis, toujours
en Uruguay, mes voisins de pontons toutes nationalités confondues
ont commencé à me parler de l'Argentine comme étant le pays où
l'on pouvait faire de juteuses affaires pour peu que l'on ait du cash
en Dollars américains (Comment ça ? Tu n'as pas de Dollars
américains avec toi ? Mais t'es con !). Et ces sympathiques voisins
d'ajouter sur le ton de la confidence: « Surtout ne va pas dans
les banques pour changer tes dollars, tu y perdrais au change !
». Lorsqu'il s'agissait d'argentins, j'avais même droit au détail
des cotations entre le cours officiel du billet vert et son cours
« parallèle ». Comme si l'évidence des chiffres
suffisait justement à justifier l’existence dudit marché
parallèle.
Moi, de mon côté,
j'étais toujours perplexe, et de plus en plus intrigué par cette
histoire. Aussi, n'aimant pas plus la perplexitude que les endives,
j'ai décidé de faire quelques recherches sur internet et
d’interroger plus avant mon entourage afin d'en avoir le cœur net.
Et croyez-moi, cela n'a pas été facile, tant le problème est
complexe.
la Casa Rosada, siège de la présidence Argentine |
Du coup, ceux qui
avait encore un peu d'argent ont préféré le convertir en devise
américaine et l'on planqué sous leur matelas. Bien évidemment, cet
argent planqué ne pouvant plus être réintroduit dans le circuit de
façon légale, les trafiquants de devises et les officines louches
sont apparus.
Depuis,
l'Argentine a sérieusement remonté la pente, notamment grâce à la
politique de gauche initiée par Nestor Kirchner, et a pu renouer
avec une croissance de 9% pendant la décennie qui a suivie. Cette
politique, largement inspirée du péronisme, donc forcément
nationaliste, a d'abord consisté à dire merde au FMI et à forcer
les bailleurs de fonds internationaux à renégocier la dette du
pays. A part quelques hedgefunds bien glauques, ceux-ci ont bien été
obligé d'accepter, et l'Argentine a pu ainsi alléger sa dette de
50%.
Crisitina Fernandez de Kirchner |
Manque de bol pour
eux, arrive alors la crise des subprimes de 2008. L’Argentine est
alors (et l'es toujours) gouvernée par Cristina Fernándezde Kirchner, la veuve de l'ancien président. Si Nestor avait pu être
qualifié de dangereux gauchiste en son temps, c'était un bisounours
à côté de Cristina... Pour lutter contre la crise, la cougar
argentine prend les choses en main et lance un vaste plan de bataille
pour relancer l'économie. Nationalisation des grandes entreprises
stratégiques bradées pendant la période libérale. Nationalisation
des fonds de pensions et mis en place d'un vrai système de retraite
par répartition. Politique de grands travaux. Amélioration du droit
du travail et augmentation des salaires. Stricte limitation des
importations et soutien aux PME qui produisent du Made In
Argentina. Gel des prix pour les produits alimentaires dans les
supermarchés, etc. Tout le contraire d'une politique d'austérité,
si vous voyez ce que je veux dire.
Mais surtout,
Cristina a deux grands objectifs. Premièrement, c'est mettre au pas
la grande bourgeoisie argentine, celle des grands propriétaires
terriens (ceux qui inondent la planète avec leur soja OGM), et qui
fait la pluie et le beau temps dans le pays depuis des siècles.
Et deuxièmement,
elle veut que la monnaie de son pays retrouve sa pleine et entière
indépendance par rapport au Dollar américain. Elle a donc limité
drastiquement l'achat de billets verts, et c'est attelé au
démantèlement du marché noir des devises, qui plombe l'économie
depuis les années 2000 et permet à quelques individus de s'enrichir
en blanchissant l'argent de la fraude fiscale et du travail au noir.
Donc on en est là.
En Argentine il existe un marché des changes officiel, strictement
encadré, et un marché dit « parallèle », ou « informel », ou « libre »,
où l'on peut acheter des devises à un cours supérieur de 30% en
moyenne. On parle alors d'Euro Bleu, ou de Dollar Bleu.
Alors bien sûr,
ce son de cloche n'est pas le seul. L'explication que j'entends le
plus souvent est celle-ci : « L’Argentine est un pays
avec une forte inflation à cause de la corruption et de la gauche au
pouvoir, et placer son argent durement gagné dans une valeur
« refuge » comme le dollar, c'est la garantie de ne pas
perdre du pouvoir d'achat ». Ce discours-là on le connaît,
c'est celui du réactionnaire de base, et c'est le même dans tous
les pays. Il y a aussi ce français croisé ici à Buenos Aires, qui
croyait dur comme fer que le marché parallèle était légal, et que
c'était bien pour ça qu'il s'appelait « parallèle »
(il croyait même que c'était Cristina Kirchner qui l'avait mis en
place !). Mais le pire est je crois, la complaisance, voire la
complicité, de certains sites et forums de voyageurs (le Routard.com
par exemple) qui relayent les meilleures combines pour « faire
de bonnes affaires ». J'ai même lu, et je cite : « …
si tu respectes les lois au pied de la lettre en Argentine, tu es
mort ! » Fin de citation. Là, on est clairement dans le
There is no alternative, propre au libéral de base sans aucune
éthique.
Car c'est bien de
cela qu'il s'agit. A limite, que ce soit légal ou illégal, on s'en
fout... Ce qui compte c'est : Est-ce moral ? Clairement
non. Car lorsqu'un touriste salive à l'idée de gagner 30% sur ses
Dollars ou ses Euros, sans chercher à savoir le pourquoi du comment,
on n'est même plus dans le registre des petites économies sur le
budget du voyage, mais bel et bien dans celui de l’appât du gain.
On est dans ce que j'appelle le tourisme aveugle, le tourisme
irresponsable. Sans parler que l'avidité de ces irresponsables
nourrit tout un réseau de privilégiés et ne profite en aucune
façon à la population argentine dans son ensemble.
Plaza de Mayo |
Longtemps protégés
par la droite, voire amnistiés, les sbires d'un régime qui aura
fait près de 30000 morts et disparus passent enfin, un à un, devant
les tribunaux. Et ils écopent cher. La tension est palpable dans le
pays, et l'opposition se fait de plus en plus agressive au fur et à
mesure que les scandales éclatent. Car nombreux sont ceux qui ne
souhaitent pas ce devoir de justice et de mémoire... Tel cet
argentin que j'ai croisé l'an dernier au Maroc et qui me disait que
le pays devait oublier pour « avancer ». Ou encore, plus
tard au Brésil, ce type qui disait vouloir s’exiler et qui
réclamait le retour des militaires, seuls aptes à lutter contre la
peste rouge, que représentent les réformes entreprises par Cristina
Fernández de Kirchner...
Du sang sur les mains |
Maintenant que
j'en ai presque fini avec cet article, vous devez vous demander en
quoi cette histoire de marché noir peut m'affecter personnellement.
Car elle m'affecte à n'en pas douter.
San Telmo, plaques en hommage aux disparus |
De même, depuis
mon arrivée je côtoie pas mal de commerçants et d'entrepreneurs
qui font du business autour du nautisme, et la plupart d'entre eux
sollicitent de ma part un paiement en Dollar cash, moyennant bien sûr
une ristourne conséquente qui peut aller jusqu'à 30%... Difficile
pour la plupart de résister, j'en convient. Et je vous avoue que moi
même, au début, j'ai été tenté d'utiliser mon petit pécule en
euros que je cache dans mon bateau pour payer les travaux ... Mais
non. Je ne l'ai pas fait et je ne le ferais pas. Et c'est un choix
politique autant qu'éthique. Le genre de choix qui fait de moi plus
un voyageur qu'un touriste.
Les Malouines, une épine dans le pied des argentins |
19 commentaires:
... J'apprécie ce genre de rapports et je suis d'accord lorsque vous affirmez être "plus intéressé par l'aspect social et politique des pays que je visite, plutôt que par les musées, et les jolis paysages".
..." mauvaise conscience" me appelle Sartre...
P.R.Baptista
www.museudobarco.com
Nous sommes avec des Argentins en ce moment et je comprends mieux l'aspect clivé de la population en lisant ton article. La plupart de ces "navigantes" sont contre le gouvernement Kirshner. Il y a même un bateau qui affichait un carton sur sa bôme "Argentina sim kaka", le dernier mot à la même signification que chez nous. La référence était politique, j'ai demandé (et il l'a retiré depuis).
Ta position quant au change t’honore, et va me poser des problèmes moraux ! 30 % c'est pas rien pour nos petits budgets! Mais au fond t'as raison. On part dimanche avec une fenêtre incroyable : presque une semaine d'un temps de demoiselle.
@Flotilha : Merci. Mais j'ai conscience qu'on n'est hélas pas si nombreux...
@Bateau Loïck : J'ai eu de sérieux problèmes moraux au début moi aussi... Mais tu verras, ça passe !
Et oui, généralement un propriétaire de bateau ne porte pas Cristina dans son coeur. J'ai dû y aller à patte de velours pour poser mes question :)
Vous êtes attendus avec impatience !
En effet c'est complexe, mais petit a petit avec des articles comme celui-là et ben on finira p'tet par comprendre quelque chose... Et continu d'être voyageur!
Le Gwen est de retour !! Vive le Gwen !! ;) !!... très bon article !! une idée pour le prochain article : les relations entre los indios et les propriétaires terriens !!
Par contre, je ne peux qu'être en désaccord sur un point, et pas des moindres : c'est vachement bon... les endives !! ;) !! Bonne continuation, mon Ami !!
Excellent article et je partage entièrement ton analyse Gwen
Un seul mot: BRAVO!
Bravo pour l'analyse, parfaite et très "éclairante".
Bravo pour l'attitude qui est hautement respectable.
Ca fait deux bravos, le compte est bon!
Et puis pour te rassurer je pense que nous sommes bien plus nombreux que tu ne le crois à voir l'humanité et sa planète sous cet angle là.
En tout cas continue à "voyager", à ton rythme, à celui du bateau, de ta compagne, des gens que tu croises, tu as encore beaucoup de choses à nous apprendre.
Et si je puis me permettre en dehors de marin tu as raté une vocation: journaliste.
Bonne et heureuse continuation et... bon vent!
Pierre
J'oubliais! Cazo a raison les endives c'est excellentissime!
Pierre
@Anonyme : Je fais de mon mieux, merci beaucoup.
@Cazo : Heu... Là ça va être compliqué parce que je crois qu'ils les ont tous tué !
@Jean-mi : Merci Jean-Mi !
@Pierre : Alors là, je ne sais plus quoi dire... Je me considère comme blogueur, c'est déjà pas mal, non ?
Et puis j'ai pas dit que ce n'était pas bon les endives, j'ai dit que je n'aimais pas. C'est pas pareil !
Ah !!!!! oui !!!!!
Très bon article et bien documenté..on sent l'expérimental, la recherche et la bonne analyse.
Mon Gwen comme je l'aime !!!
Pas facile de ne pas succomber aux sirènes du marché noir et de rester droit dans ses bottes, fussent-elles en caoutchouc !
Tout cela t'honore...
Une pensée particulière pour les "Folles de Mai" dont j'ai longtemps soutenu et suivi le combat.
En attendant une prochaine en direct et en privé avec toi, je bise au passage mes amis Pierre et Cazo, qui partagent le voyage sur ce bateau bien fréquenté !
.
Bravo Gwen ! Très bel article d'un vrai "Grand Voyageur", qui nous apprend beaucoup de choses en dévoilant le dessous des cartes. Tu as raison dans ton analyse exhaustive et chapeau de mettre tes actes en harmonie avec tes (nos)idées ! A quand un petit coup de g...sur la "dame de fer" ? Bon vent à toi et à ton équipage...
Si tu permets, Gwendal, je vais m'offrir une re-lecture...
Peut être que mes commentaires n'iront pas dans le sens de tout le monde !
Là, je ne dirai qu'une chose (car la cause politique m'énerve un tantinet parfois) : c'est bon les endives !!!!!!!
Tu peux compter sur moi pour élever le débat !!!!! Niak niak niak Bises à Toi
C'est pour des articles comme ça qu'on l'aime ton blog ! Ne change rien, reste toi même:
un VRAI voyageur, pas un touriste...
@Monique : Merci ma Momo ! Concernant les Mères de la lace de Mai, je crois que je vous ferai un article dédié sur ce sujet... Je dois aller visiter l'ESMA.
@Pierre : Je parlerai sans doute de la Tatcher lorsque je vais aborder le sujet de la guerre des Malouines... Ce qui devrait se faire aussi. (pfiou... Ça en fait des articles à écrire !)
@Sonia : Relis Sonia, et reviens avec des munitions, je t'attends ! (Mais je t'embrasse aussi très fort)
@Geronimo : Je n'ai pas l'intention de changer ! (en fait j'ai essayé, mais ça ne marche pas)
Je suis ton voyage depuis quelques mois et j'ai toujours eu la vague sensation que t'étais un mec bien. Maintenant j'en suis sûr.
Marc.
@Marc : Ben ça... Je ne sais plus quoi dire du coup. Merci.
Il se passait plus ou moins la même chose dans le Maroc des années 80 sur le seul plan du marché noir je veux dire ! Et les réactions étaient les mêmes. Sur le plan politique c'était évidemment "un peu" différent ! Merci à toi pour ce genre d'articles !
@ +
@La Lésion : Y'a pas de quoi !
J'y suis au Barlovento, aussi au chantier comme toi. C'est rigolo, j'ai pas fait expres. Je longeait toutes les marinas en sortant du détour par les cannaux en reperant une grue;
Pour ce qui est du dollar bleu et le marché noir des devises, il semblerai qu'en octobre 2016que ca n'interresse plus personne. Surement ont ils stabilisé l'inflation? A moins que le ceux qui ont des pesos se satisfont des cours officiels inlation ou pas. Il semblerait aussi que au final le pesos est assez élevé. Par exemple les chinois ne leur achetent plus le soja, car trop cher le prenant au Brésil a la place. En tout cas au change officiel, les Uruguayens leurs achetent a 1.50 mais le vendent a 2.50, alors que cette difference par rapport aux autres monnaies, surtout dollar US est minime, Je ne sais ce que ca signifie; peut etre que ca illustre un peu ma vision peut etre fausse de l'économie Uruguayenne, qui est simplement d'appliquer une commission sur ce qui provient du Brésil ou de L'Argentine.
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