05H47 : Cela fait déjà quelques
minutes que j'oscille entre le sommeil et l'éveil, à mi-chemin
entre une envie furieuse d'aller pisser et celle non moins furieuse
de traînasser au lit. Si je calcule bien, j'ai dormi mes six
heures... Mais rien ne m'empêche de grappiller quelques minutes,
n'est-ce pas ? Hélas, Touline ne l'entend pas de cette oreille
et s'ingénie à faire des bruits de toutes sortes pour que je me
lève et aille lui servir son petit-déj’.
Donc, en bon esclave que je suis, je me
lève. Zika est vautrée sur la banquette du carré, les quatre
pattes en l'air. Je sais que elle au moins, va faire la grâce
matinée.
Depuis le cockpit, une tasse de café
dans une main et une clope dans l'autre, j'observe la marina encore
endormie. Avec les fronts froids qui rappliquent du Nord en cette
période, la température est anormalement basse (18-20°), le fleuve
qui lui est bien plus chaud, fume. Au loin, sur l'autre rive,
j'entends les hurlements des singes qui saluent l'aube naissante.
C'est beau.
Depuis quelques semaines/mois je
réfléchis à ce que je vais bien pouvoir vous raconter dans ce
texte que j'ai décidé de vous écrire aujourd'hui. Enfin, quand je
dis que je réfléchis... n'allez pas croire que cela me prenne la
tête pour autant ! Disons plutôt que cela fait plus d'un an
que je suis arrivé au Guatemala, et je ressens le besoin de vous
raconter un peu ce qui m'est arrivé depuis. Et puis, sans doute
aussi, je me dis qu'il est peut-être venu le moment de mettre un
terme à cette aventure d'une manière ou d'une autre...
Si vous me demandez ce qu'il s'est
passé depuis un an, spontanément, j'aurais envie de vous répondre
pas grand chose. Mais cela serait faux. Dès mon arrivée je me suis
installé à la Marina Manglar del Rio, et j'y ai dans un premier
temps pansé mes plaies. La traversée depuis la Martinique m'ayant
passablement éprouvé, j'avais besoin de vraiment me reposer et de
m'adapter tout doucement à mon nouvel environnement. Pendant les
premiers mois je me suis appliqué à prendre mes marques et à
tisser des liens avec la communauté française du Rio. Pourquoi la
communauté française et pas une autre me demanderez-vous ?
Bah, parce que tout d'abord y'en a une, déjà. Et puis ensuite parce
que c'est quand même plus facile pardi !
Puisque l'on parle de communauté, on
peut dire que la population étrangère du Rio Dulce est partagée en
deux. D'un côté les étasuniens, très largement majoritaires, qui
drainent vers eux tous les étrangers de langues anglaise, et de
l'autre les Français qui attirent tous les francophones de la
planète. Québecois, Belges, Suisses et autres. Les deux communautés
se côtoient et se mélangent ponctuellement, mais les différences
culturelles et les langues font qu'au quotidien les gens préfèrent
l'entre-soi. Ce n'est ni bien, ni mal, c'est ainsi. Les locaux
apprennent assez vite à faire la différence entre un gringo de base
et un français. Tout d'abord, en règle générale, les francophones
pratiquent plus volontiers l'espagnol ce qui fait que cette
communauté-la leur est plus abordable. Ensuite c'est une question de
pouvoir d'achat. Les amerloques sont à la fois cupides et exigeants,
mais également d'une largesse qui frise parfois l'indécence. Du
coup les prix ont tendance à monter de façon spectaculaire, mais
ils redescendent aussi sec une fois qu'on a bien fait comprendre à
son interlocuteur qu'on n'est pas un gringo.
Bref, pardon pour la digression, mais
il me semblait intéressant de vous livrer cette petite analyse
sociologique personnelle. Où en étais-je ? Ah oui, prendre mes
marques.
Donc pendant quelques mois j'ai pour
ainsi dire fait mon trou. Les gens dans la rue principale de
Fronteras ont assez vite intégré cette silhouette boitillante
toujours accompagnée de son grand chien noir, comme étant celle
d'un français plutôt sympa, parlant assez bien l'espagnol, et qui
résidait à Manglar.
Puisqu'on parle des gens, permettez-moi
de digresser encore une fois. De tous les pays où j'ai pu faire
escale, aucune population n'égale la gentillesse des uruguayens. A
part peut-être les guatémaltèques. Franchement, je n'ai jamais
rencontré de gens aussi respectueux, aussi dévoués. C'est même un
peu flippant des fois... Et il m'arrive de me dire que je ne mérite
pas autant d'égard.
Bon allez, j'en étais où ? Ah
oui, c'est ça, un jour du mois de mars, je découvre que la marina
où je me trouvais risquait de se retrouver à devoir embaucher un
nouveau gérant... Pour être franc, à l'époque, et même si
quelque part j'étais venu ici pour ça, me retrouver face à une
telle opportunité, alors que je débarquais à peine dans ce pays,
me terrifia. Le poste m'intéressait c'est sûr, mais ma connaissance
de l'endroit laissait encore à désirer, mon espagnol n'était pas
parfait, mon rythme de vie pantouflard me plaisait bien... Bref, je
ne me sentais pas les épaules.
Et puis, lorsque je dis «
risquait de se retrouver à devoir embaucher un nouveau gérant »,
je ne vous raconte pas les énormes « si » que
cela supposait. Franchement sur le papier mes chances étaient de une
sur dix.
Mais bon, une opportunité se dessinait
au loin, et même si elle restait hypothétique, je décidais de
rester à Manglar histoire de voir... En fait, sans réellement
postuler pour le poste, j'ai fait en sorte que mon nom apparaisse en
tête de liste le cas échéant. Genre, je suis là si vous avez
besoin de moi. De temps en temps je filais un coup de main comme je
l'ai toujours fait dans toutes les marinas que j'ai pu fréquenter,
je servais de traducteur à l'occasion et je donnais quelques
conseils, j'aidais aux manœuvres d'amarrage... Bref, je faisais le
job sans être rémunéré pour ça.
Et puis un jour de septembre 2019, on
m'a proposé de reprendre officiellement la gérance. Comment vous
dire... J'ai bien sûr accepté, mais presque aussitôt je l'ai
regretté. Tout cela allait trop vite pour moi. Je savais que ma vie
allait s'en trouver bouleversée, mes projets à court termes
allaient tomber à l'eau... et franchement cela m'a foutu les jetons.
Et puis, petit à petit les choses se sont mises en place.
Manglar del Rio est une petite marina
d'une trentaine de place, essentiellement axée sur la tranquillité
et sa proximité avec le village et ses commerces. Contrairement à
d'autres marinas sur le fleuve, il n'y a pas de restaurant, pas
d’hôtel, pas de chantier, pas de commerce, pas d’événements.
Le seul événement traditionnel, c'est le barbecue du vendredi soir,
où je me fais le plaisir de me transformer en chef afin de cuisinier
pour tous les résidents et leurs invités.
Comme je l'ai dit, on y cultive la
tranquillité. Les clients ont à disposition un grand parc de
plusieurs hectares propice aux balades et où Zika s'éclate comme
une malade. La piscine. Les commerces à proximité... C'est
l'endroit idéal pour y laisser son bateau en toute sécurité
pendant la saison cyclonique, ainsi qu'un excellent point de départ
pour partir à la découverte de l'Amérique Centrale.
Pour ce qui est du boulot en lui-même,
ce n'est franchement pas très compliqué. En gros c'est 10% de
technique (amarrage, manœuvre, entretien des bateaux), 10% de
paperasserie (comptabilité, facturation) et 80% de relationnel. Bon
ok, j'avoue que de devoir être gentil avec tout le monde, de
répondre à la moindre récrimination avec le sourire, n'est pas ce
que je préfère ! Et que parfois, j'ai l'impression d'être le
seul adulte au milieu d'une cour de récréation de minots de six
ans. Mais avec le temps j'apprends.
Le salaire est plus que correct compte
tenu du pays, j'ai la place de port gratuite pour La Boiteuse, et
puis, afin de ne pas trop bouleverser mon rythme de vie, j'ai imposé
des horaires qui respecte ma sacro-sainte sieste ! Les bateaux
ont interdiction d'arriver ou de partir entre 12H00 et 16H00, point
barre !
Lorsque je relis le récit de ma
trans-caraïbe, et que je fais le point sur mes attentes versus la
réalité, je me rends compte que j'étais arrivé dans ce pays plein
d'espoirs, de rêves, de désirs, mais aussi avec pas mal de
questions et de doutes. C'est vrai quoi, imaginez un peu, je débarque
dans un nouveau pays avec la ferme intention de m'y installer, de me
refaire une vie, mais sans absolument aucune idée sur la façon d'y
parvenir. Ni même si j'allais m'y plaire ! Objectivement, il y
avait là de quoi douter de ma santé mentale tant ce plan comportait
d’inconnues... Oui mais voilà, c'était sans compter sans une
bonne dose de ce que les gens ont coutume d'appeler la foi, mais que
je préfère nommer la confiance en soi. Plus une bonne dose de
chance également, je dois le reconnaître. Mais au fond de moi une
petite voix me disait que j'allais y parvenir, et j'ai bien fait de
l'écouter parce qu'elle avait raison. Car aujourd'hui je dois bien
avouer que mes attentes ont été comblées bien au delà de mes
espérances.
Jugez plutôt, moins d'un an après mon
arrivée dans ce que j’espérais être mon Eldorado, me voilà
directeur d'une marina au Guatemala... Non mais sérieusement, vous
arrivez à y croire ? (Parce que moi, des fois j'ai des doutes).
Comme quoi, il est des histoires qui se
terminent bien... J'ai parcouru pendant des années le monde, ou du
moins une partie du monde, à la recherche d'un endroit où je
pourrais me poser. Un endroit dont je pourrais dire que c'est chez
moi. Un endroit qui me donnerait envie de m'installer et de regarder
un peu plus loin vers l'avenir. Et bien, neuf années après avoir
quitté la France, je crois enfin pouvoir dire que je l'ai trouvé.
C'est le Guatemala.
C'est bien simple, depuis que je suis
ici, et que je travaille, je commence à faire des projets... Chose
qui ne m'étais peut-être jamais arrivé depuis mes vingt ans. Je
m'imagine remettre en état et vendre La Boiteuse. Acheter un petit
bout de terrain et y construire une petite maison en bois, avec une
grande véranda donnant sur un bras du Rio, la forêt tout autour. Et
puis aussi, pourquoi pas, soyons fou, une gentille guatémaltèque et
quelques petits morenos qui joueraient dans l'eau avec les
chiens. Oui, pourquoi pas...
Alors voilà, l'histoire commencée il
y a presque dix ans avec les élucubrations et les rêves d'un pauvre
type qui essayait de se reconstruire, va se terminer ici. Après
15532 milles de parcourus, une dizaine de pays visités, une histoire
d'amour inoubliable, quelques tempêtes, d’innombrables avaries,
deux échouages sans gravité, des milliers de personnes croisées,
des dizaines de milliers d'euros dépensés... Je cherchais quelque
chose sans trop savoir ce que c'était, et je viens de le trouver.
C'est pourquoi il est temps pour moi de mettre un point final à ce
blog.
Je vous remercie, vous mes lecteurs qui
m'avez lu pendant toutes ces années. Merci pour vos encouragements
et votre indéfectible soutien. Je voudrais avoir une pensée
particulière envers tous ceux qui un jour, à la lectures de mes
aventures, ont décidé également de prendre la route. Je sais qu'il
y en a eu quelques-uns qui se sont dit en me lisant, pourquoi pas
moi ? Sachez que rien ne me rend plus fier que d'avoir pu vous
inspirer. Et si un jour vous doutez du bien fondé de votre quête,
si un jour vous avez les boules parce que la mer, la vie ou les gens
ne vous font pas de cadeaux, dites-vous qu'à la fin, si vous y
mettez un peu du votre, tout peut très bien se terminer. Comme le
disait mon ami Hughes, dans la vie il n'est pas interdit d'avoir de
la chance... Et putain de bordel de merde, il avait bien raison.
J'entends qu'on dit de moi que je suis
une personne résiliente... Si vous voulez. Mais personnellement, en
ces temps où l'injonction au bonheur et au développement personnel
sont devenus les nouveaux diktats de cette nouvelle happycratie que
devient notre société, je me méfie un peu de ce concept
fourre-tout car il ressemble furieusement à la mentalité corporate
et managériale. Bref, entre les mauvaises mains d'un patron, un
employé résilient est un employé malléable à qui on peu faire
accepter tout et n'importe quoi. Confère le tableau ci-dessous.
Idem pour le concept du « lâcher
prise ». Je ne lâche jamais prise, JAMAIS ! J'en connais
qui seraient bien trop contents de me piquer mon bout de fromage si
jamais cela arrivait... Je garde tout et je n'oublie jamais rien. Et
la vengeance est un plat qui se mange froid, voire glacé.
Donc je préfère dire que la vie m'a
endurcie, et qu'elle m'a également appris à rebondir et à tirer le
meilleur parti des multiples déconvenues qui la compose. Ce n'est
plus de la quête du bonheur en ce qui me concerne, c'est de la
survie.
Pourquoi je vous parle de ça ? Et
bien parce que après trois mois d'attente ma nouvelle annexe est
enfin arrivée ! Mais quel est le rapport avec la résilience me
direz-vous ?
Le rapport, c'est qu'après m'être
fait volé mon annexe à Livingstone quelques jours après mon arrivé
au Guatemala, j'ai enfin pu m'offrir l'annexe dont je rêvais depuis
des années !
Je vous présente donc ma nouvelle
amie ! Voici la Water Tender 9,4 !
Insubmersible, élégante, stable, la
Water Tender 9,4 est la compagne idéale pour vous emmener en balade.
Dotée de son moteur Mercury 5Cv 2 Temps, elle allie confort,
sécurité et rapidité !
En plus, je ne vous dis pas le prix de
l'ensemble... Si ? Allez, Annexe plus moteur, j'en ai eu pour
1650 € !
Non mais sérieusement, si c'est pas de
la résilience ça !
Après avoir éteint le moteur de La
Boiteuse, mon sauveur, Hector, s'est rangé à couple et m'a annoncé
le montant de sa prestation : 60 US$. Fort heureusement, avant
de partir du Marin j'avais eu l'idée de prendre quelques dollars
américains au distributeur, et même si sur le coup je me suis dit
qu'il ne se mouchait pas du coude, c'est avec plaisir que je me suis
fendu de trois billets de vingt. On a discuté un peu et j'ai pu me
rendre compte que mon espagnol n'était pas aussi rouillé que je le
croyais. Ma première grande question fût de savoir ce qu'il avait
bien pu se passer la veille avec cette foutue tempête. Le gars me
répond que c'est normal, c'est la saison, en décembre et en janvier
il est de coutume que des fronts froids descendent des États-Unis et
viennent perturber le climat local ! Et que d'ailleurs cela
expliquait également pourquoi le niveau de la barre soit si bas
puisque le vent vidait littéralement le golf du Honduras. Un
phénomène identique à celui que l'on rencontre dans le Rio de la
Plata pour ceux qui se souviennent de mon périple en Argentine.
Bon, je m'étais un peu planté sur la
route à suivre également, il faut bien que je vous l'avoue. La
bouée avec ses pélicans n'était pas vraiment là où je
m'attendais à ce qu'elle soit, et j'ai décidé de m'adapter en
suivant un cap à partir de sa position réelle, alors que j'aurais
mieux fait de suivre les waypoints que je m'étais préparé dès le
départ. Comme quoi, sur ce coup-là c'est bien Opencpn qui avait
raison.
Livingstone
Lorsque Hector fut parti, je me suis
assis dans le cockpit en essayant de réfléchir à ce que je devais
faire. Franchement, je n'avais qu'une envie, aller me coucher... Mais
je ne pouvais pas. Les instructions nautiques disaient qu'une fois
arrivé il fallait hisser le pavillon jaune (c'était fait) et
attendre que les autorités viennent inspecter le bateau avant de
pouvoir descendre à terre pour faire les papiers. Et de préciser
aussi que cela pouvait prendre un certain temps... Bien. Allez mon
Gwen, secoue toi un peu ! Ton bateau est une porcherie et tu ne
voudrais pas te faire mal voir de ces messieurs n'est-ce pas ?
Alors j'ai bu un café et je me suis
attelé à la tâche. J'ai fait de mon mieux, tout en sachant
d'avance que sur ce coup-la, le mieux ne suffirait pas. J'ai rangé
et nettoyé ce que j'ai pu, et planqué le reste !
Puis vers trois heure de l'après midi,
alors que je faisais une pause dans le cockpit en fumant ma pipe et
en observant la ville, j'ai vu une lancha se diriger vers moi. A son
bord je comptais... Putain, ils étaient sept en comptant le pilote !
J'espère qu'ils ne vont pas monter tous à bord quand même !
Mais je me suis inquiété pour rien,
la lancha s'est mise à couple de la Boiteuse et aucun de ces
gentlemen n'a bougé son cul de son siège ! Zika était trop
contente de voir de nouveaux humains, et Touline a sauté
immédiatement dans l'embarcation directement sur les genoux du
vétérinaire !
Pendant ce temps-là je présentais les
papiers du bateau, mon passeport et les papiers de l'équipage. Puis
un type, que j'identifie comme faisant partie d'une agence de voyage
(?) me propose de faire les démarches à ma place si je le
souhaitais. Moyennant une petite compensation évidement...
Pour être franc, je l'attendais un peu
au tournant celui-là, car j'avais entendu parler de ce genre de
« prestataire ». Entendons-nous bien, il ne s'agit pas là
de critiquer ce que font la plupart de mes coreligionnaires et je
peux tout à fait comprendre que l'on préfère s'en remettre à un
« pro » pour effectuer ses démarches administratives si
l'on a de bonnes raisons pour le faire. Ne pas maîtriser la langue
en est une par exemple, ou encore lorsque l'on est paraplégique.
Mais lorsque le coût de la prestation revient aussi cher que les
frais administratifs, il y a de quoi se poser des questions non ?
Concrètement, le type me disait que cela allait me coûter environs
mille Quetzales (la monnaie du Guatemala), soit 120 Euros pour régler
la Douane, l’Immigration, etc , et qu'il me demandait la même
somme pour faire les démarches à ma place. Euh... Mine de rien,
avec son sourire gentillet le type était tout simplement en train de
me proposer de se mettre dans la poche le tiers du salaire mensuel
moyen guatémaltèque pour trois heures de boulot. Rien de moins. Et
sans rougir en plus !
J'ai donc décliné son offre avec
hypocrisie, en arguant que j'avais besoin de pratiquer mon espagnol,
mais que si je rencontrais des difficultés je ne manquerais pas de
revenir vers lui. Lorsque la lancha est repartie, j'ai bien vu qu'il
tirait un peu la tronche quand même !
Il devait être quelque chose comme
15H30 lorsque le comité d'accueil est parti, ce qui me laissait à
peine une heure et demi pour faire ma clearance avant que les bureaux
ne ferment. Allez zou mon Gwen, on met le turbo ! J'ai mis
l'annexe à l'eau et me voilà parti !
Sitôt à terre je me met en quête de
la seule banque ayant un distributeur automatique pour retirer la
somme nécessaire à mes démarche. Là, après quelques essais
infructueux je décide d'entrer dans l'établissement et de faire la
queue comme tout le monde. Après quelques minutes je tombe sur une
charmante préposée qui m'annonce de façon toute aussi charmante
que la machine, la seule machine de la ville soit dit en passant,
n'accepte plus les cartes MasterCard, seulement les Visas...
D'accord... Je ne suis pas encore tout à fait dans la merde,
mais presque. Je lui demande alors si elle peut me changer mes
Dollars, et la charmante demoiselle me répond de manière toujours
aussi charmante que oui bien sûr elle peut, mais seulement les
billets de cinquante, et seulement s'ils sont neufs. Euh... Là oui,
pour le coup je suis un peu dans la merde car je n'ai que des billets
de vingt sur moi !
En sortant de la banque je me dirige
quand même vers le service d'immigration et là je tombe sur un
vieux préposé super sympa qui accepte que je règle les frais en
Dollars. A un taux largement avantageux pour lui, vous vous doutez
bien. Qu'importe, je n'ai plus trop le choix de toute façon. Ce qui
est rigolo, c'est qu'au jeu de vouloir changer mes Dollars en
Quetzales, j'ai essayé par la suite plusieurs endroits, et c'est
finalement lui qui m'offrait le taux le plus intéressant ! (6,5
GTQ/$ au lieu de 7,5)
Bref, lorsque je suis sorti de
l'Immigration il était 17H00 moins quelques minutes, j'ai eu juste
le temps de me présenter à la Douane et de me faire expliquer les
démarches compliquées que j'allais devoir accomplir le lendemain
matin.
La nuit tombe sur Livingstone et je
décide de rentrer au bateau pour retrouver ma ménagerie. Il fait
froid... 17°C dans le cockpit et à peine 23 à l'intérieur. Je
suis fatigué par cette journée et je n'ai qu'une envie, manger un
bout et me coucher. Comme la veille au soir, Zika refuse de manger...
Mais cela ne m'inquiète pas outre mesure. Je me dis qu'elle a sans
doute attrapé froid, ou que c'est peut-être le contre-coup de ces
dernières semaines.
Le lendemain j'étais à terre à
l'ouverture des bureaux près à en finir avec cette séquence
administrative. A la différence que cette fois-ci j’emmenais Zika
avec moi. Au début, je craignais un peu de devoir me balader dans
les rues avec mon chien à cause des nombreux autres chiens errants
et parfois faméliques qui y grouillaient littéralement. Mais tout
s'est bien passé. Zika était comme une folle de marcher enfin sur
la terre ferme, fascinée par toutes ces odeurs nouvelles, et ravie
de voir d'autre congénères. Congénères relativement timides par
ailleurs. Ces clebs des rues parfois assez balaises s'approchaient
pour renifler la belle touriste en robe noire, mais dès que celle-ci
faisait mine de vouloir jouer à son jeu préféré « catch me
if you can », ils s'en fuyaient la queue basse. Quant aux
gens... On m'avait dit que les guatémaltèques aimaient les chiens
mais je ne pensais pas que ce serait à ce point-là. Je ne pouvais
pas faire dix mètres sans que l'on ne m'accoste pour me demander son
nom !
Donc ce matin du mercredi 12 décembre,
je me dirigeais vers le bureaux des douanes pour finaliser ma
clearance (trois mois, plus possibilité de prolongation de neuf
mois, plus enfin prolongation d'un an. Soit deux ans en tout pour le
bateau). Puis, la partie la plus sympa fut comme souvent en ce qui me
concerne, le passage à la Capitania.
Dès que je franchis les portes d'une
caserne, j'ai de vieux réflexes qui reviennent au galop. Ma posture
change, ma façon de parler change, et le dialogue avec les
militaires s'en trouve grandement facilité. Surtout que sur ce
coup-là j'ai fait un peu fort... Je suis resté à la grille avec
Zika à attendre que le planton vienne m'ouvrir. Quand il m'a fait
remarqué que j'aurais pu pousser la grille et entrer de moi-même,
je lui ai rétorqué que jamais je ne ferais ça sur un terrain
militaire. Puis en traversant la place d'arme, je me suis arrêté au
pied du drapeau et j'ai fait asseoir Zika brièvement alors que
j’esquissais un petit garde à vous réglementaire. Puis j'ai
ensuite attaché ma chienne à une barrière juste à côté d'un
garde armé en lui demandant de bien vouloir la surveiller pour moi.
Si señor !
Vous pensez bien que mon petit manège
n'est pas vraiment passé inaperçu, et lorsque je suis entré dans
les bureaux j'ai eu droit au tapis rouge ! Surtout qu'il arrive
toujours un moment dans la conversation où j'arrive à glisser que
je suis considéré comme Capitaine de réserve dans mon pays... À
partir de là, j'ai eu droit à des si Capitán , no ay de
problema Capitán, bienvenido a Guatemala Capitán ! Bref,
en sortant de là je m'étais fait de nouveaux copains !
Une fois les formalités finies, j'ai
traîné un peu en ville avec Zika, à la recherche d'un endroit où
me connecter à internet afin de prévenir de mon arrivé au
Guatemala. Ceci fait, je me suis offert une délicieuse quesadilla
dans un petit resto avec vu sur le fleuve... Tranquille !
Et c'est en
rejoignant mon annexe que j'ai constaté que quelque chose clochait
avec Zika... Elle n'était vraiment pas bien, un peu comme étourdie,
apathique, et surtout très chaude. Je me suis creusé les méninges
en essayant de me rappeler si elle avait mangé un truc par terre,
mais non. Je l'ai gardé en laisse tout du long, ce n'était donc pas
ça.
Et dans la soirée ça a empiré...
Elle peinait à ouvrir les yeux, et j'ai dû la porter pour la
coucher sur la banquette du carré. Et bien sûr elle ne mangeait
toujours pas. Je vous avoue que je craignais un peu de la retrouver
morte à mon réveil le lendemain.
Mais non, le jeudi matin la Zika était
toujours vivante ! Toujours aussi flapie, mais avec semble t-il
un regain d'énergie par rapport à la veille au soir. Elle a même
avalé quelques croquettes que je lui présentais une à une à la
main. C'est donc un poil rassuré (juste un poil) que j'ai pu
m'atteler à la tâche du jour. A savoir, tenter de comprendre
pourquoi mon bateau n'avait pas voulu s'arrêter lors de mon arrivée.
Au début, je pensais que c'était un
problème avec ma poignée d'inverseur... Un problème récurent
depuis quelques mois que je devais normalement solutionner mais que
j'avais tout simplement oublié. Et là j'entends déjà ma copine
Valérie me faire tout un tas de reproches... Bon ok Valérie, tu
avais raison ! J'aurais dû m'en occuper !
Bref, il ne m'a pas fallut longtemps
pour diagnostiquer le problème d'autant que celui-ci se voyait comme
le nez au milieu de la figure : Rupture du câble d'inverseur.
La gaine s'était complètement effilochée au niveau d'une varangue
et le câble corrodé avait finit par se rompre sous l'effort.
Bon, c'était moins grave que je ne le
pensais. Ce genre de câble aux normes internationales équipe tout
les bateaux à moteur du monde, ce ne devrait pas être très
compliqué d'en trouver un autre...
Euh... en fait si. J'ai parcouru
Livingstone dans tous les sens à la recherche d'un magasin
susceptible de me vendre un tel câble, impossible d'en trouver un !
Tout le monde me disait que j'allais devoir aller jusqu'au grand port
de commerce d'à côté Puerto Barrios !
Sauf que question monnaie je commençais
à être un peu juste. Les quelques dollars que j'avais convertis en
Quetzales avaient fondus comme neige au soleil depuis mon arrivé, et
il fallait que je fasse un peu gaffe à mes dépenses. Et c'est là
que je me suis souvenu de la proposition d'Hector (mon sauveur) de
m'adresser à lui si jamais j'avais du mal à résoudre mon problème
de moteur... Je me suis rendu chez lui, et là bingo ! Il devait
en avoir une demi-douzaine plus ou moins usagés dans son hangar !
Et l'après midi j'entrais en possession d'un nouveau câble, deux
fois trop longs (pour le prix du neuf quand même !) mais qui
allait parfaitement faire l'affaire. Du moins jusqu'à Fronteras.
Le lendemain, le vendredi 14 décembre,
je consacrais ma matinée à installer le nouveau câble. J'ai dû
faire quelques tours morts pour arriver à le caser, mais le résultat
s'imposait de lui-même : Tout fonctionnait parfaitement !
Je me demande même si un jour j'ai eu une poignée d'inverseur aussi
douce ! J'étais assez fier de moi sur ce coup-là je l'avoue...
Zika ne se sent pas très bien...
Dans l'après midi je suis allé réglé
Hector et on a papoté de tout et de rien. Du fait que j'étais
célibataire sans enfants à 51 ans (Une hérésie dans cette partie
du monde !), de ma jolie petite annexe et de son moteur tout neuf, de
l’intérêt du moteur deux temps sur le quatre temps, etc... Et
j'en ai profité aussi pour lui demander où je pouvais trouver un
véto pour Zika, et il m'a répondu qu'il allait me falloir aller
jusqu'à Fronteras pour ça. J'ai réfléchis un peu, Zika semblait
aller mieux même si ce n'était toujours pas la grande forme, et
l'on annonçait de la pluie pour le week-end... J'ai donc décidé
d'attendre le lundi pour emprunter les gorges du Rio Dulce afin d'en
profiter au maximum sous le soleil. D'autant que je commençais à
apprécier Livingstone, sa population bigarrée, le sourire des
indiennes en jupes traditionnelles qui vendaient des tortillas dans
la rue, les garifunas exubérants...
Le lendemain, samedi 14 décembre, je
me suis levé avec la ferme intention de glander tout le week-end. Il
pleuvait par intermittence, le ciel était gris, bref il faisait un
temps idéal pour ça. Sauf que vers sept heures du matin, en allant
faire un tour sur le pont entre deux averses j'ai eu la désagréable
surprise de constater que mon annexe n'était plus là... Disparue ma
Walker Bay avec son moteur tout neuf ! Le câble en acier et les
amarres pendaient lamentablement le long de ma coque !
Je crois bien qu'ils ont dû m'entendre
jurer depuis les pontons de la ville. Putain de bordel de merde de
chié pute con !
Au début, j'étais très en colère,
mais sans trop savoir exactement contre qui. Puis je me suis souvenu
de la conversation que j'avais eu la veille avec Hector et des
nombreux témoins qui y ont assisté. Je me suis rappelé avoir lu
maintes et maintes fois qu'il n'était pas prudent de rester trop
longtemps devant Livingstone, que les garifunas étaient tous des
voleurs... Mais je crois bien qu'au final je m'en voulais surtout à
moi-même. Je m'en voulais de ma naïveté, de ma grande bouche, de
mon dilettantisme. J'étais furax de me retrouver coincé sur mon
bateau, dans ce pays que j'avais choisi et qui me souhaitait la
bienvenue en me faisant un vrai coup de pute. J'étais véritablement
hors de moi.
Ensuite, il a bien fallu que je me
calme et que je réfléchisse. J'envisageais un instant d'interpeller
une lancha et de me faire conduire à terre afin d'aller voir la
police, mais je savais ne pas être d'humeur à négocier le prix de
la course. De plus je doutais fortement du résultat d'une telle
démarche. Assez vite une solution bien plus simple s'imposa
d'elle-même : J'avais désespérément besoin d'être à quai
et accessoirement de voir un vétérinaire pour mon chien, donc
j'allais foutre le camp de cette ville de merde.
Et à huit heures du matin, La Boiteuse
décrochait son ancre et commençait à remonter le fleuve.
Embouchure du Rio Dulce
Bon, vous doutez bien qu'aussi
magnifiques qu'elles soient, je n'ai pas vraiment profité de cette
remontée des gorges du Rio Dulce. Enfin si, un peu quand même.
Qui plus est, ne disposant d'aucune
carte du fleuve et du lac, j'avais les yeux rivés en permanence sur
le sondeur. Ce qui fait que je garde de cette navigation un souvenir
mitigé. Ok c'est sympa, d'accord, mais c'est aussi stressant quand
on fait ça pour la première fois. J'imagine que les fois suivantes,
lorsque l'on n'a qu'à suivre la trace précédente, on a plus le
temps de profiter du paysage. Deux heures plus tard nous entrions
dans un premier lac qui s'appelle El Golfete, encore deux heures plus
tard j'arrivais en vu de Fronteras.
Un Rancho sur le bord du fleuve (on dit aussi une palapa)
Pour avoir étudié à fond les photos
satellites, je repérais assez vite la marina que je m'étais choisi,
Manglar del Rio. Pourquoi celle-la ? Et bien parce que pas mal
de copains y ont séjourné et en ont gardé une bonne impression,
mais aussi parce qu'elle est fréquentée presque exclusivement par
des francophones. Je me disais que pour une première approche de mon
future chez moi, ce serait bien d'y aller en douceur et que de
pouvoir parler ma langue au moins les quelques premières semaines ne
serait pas une mauvaise chose. Et en plus elle fait partie des moins
chères donc...
Deux petits ronds dans l'eau aux abords
des pontons histoire de se faire remarquer et hop, me voilà amarré.
Aussitôt Touline gicle du bateau et pars explorer les alentours.
Zika, toujours bien patraque ne se fait pas priée non-plus... Et moi
je suis vidé, crevé, mort. Ces quatre heures debout dans mon
cockpit ont eu raison de ma cheville. Je n'aspire qu'à une chose,
dormir.
Épilogue :
Marina Manglar del Rio
Voilà plus d'un mois que La Boiteuse
est amarrée à la marina Manglar del Rio. Le temps s'écoule à une
vitesse folle ! C'est bien simple j'ai l'impression d'être
arrivé la semaine dernière ! Mon organisme est encore en phase
de récupération, et moi en phase d'exploration. Dès le lundi
suivant mon arrivée, je me suis précipité chez un vétérinaire
pour faire ausculter Zika. Après une prise de sang il n'a pas traîné
pour diagnostiquer une erhlichiose. Une infection causée par une
saloperie de bactérie transmise par les tiques, que la pauvre aurait
contracté avant notre départ de Martinique. Diagnostique confirmé
depuis, car il semblerait qu'une quinzaine de chiens soit concernée
au Marin et à Sainte Anne.
Zika est depuis sous traitement
antibiotique et récupère tout doucement. Elle profite à fond du
grand parc de la marina, et passe son temps à courir après les
oiseaux et les papillons. Touline elle s'est transformée en jaguar
et rôde la nuit pour surprendre les souris et les lézards. Je suis
ravi pour elles, même si je m'inquiète quand même un petit peu.
Car ici, ce n'est pas vraiment le ponton du Marin et aux alentours
rodent serpents et crocodiles... Mais bon, elles ont l'air heureuse
et c'est bien ce qui compte.
L'épisode malheureux de Livingstone
est définitivement derrière moi, et je peux dire que pour l'instant
le Guatemala correspond à mes attentes. Peu onéreux en règle
générale. Population sympa et accueillante. Météo un peu fraîche
mais dénuée de vent donc tout va bien. Du wifi partout... D'ici la
fin janvier je devrais recevoir une nouvelle annexe et un nouveau
moteur, ce qui me permettra d'être un peu plus mobile. Je vais
pouvoir ainsi partir explorer d'autres marinas moins chères, voire
même, pourquoi pas, me trouver un petit mouillage sympa. Bref, tout
va bien en pays Maya !
06H25 : Lorsque j'ai refermé la
porte hier au soir, au comble de l'énervement, je pensais avoir
touché le fond. Sincèrement. Je n'aspirais qu'à une chose, me
coucher et dormir pour oublier où j'étais et ce que je faisais.
J'ai été d'une tyrannie sans nom avec mes animaux, je ruminais de
sombres pensées... Bref, j'en avais plein le cul de cette journée,
et j'avais hâte que le sommeil m'en délivre enfin.
Ouais c'est ça... Compte là-dessus et
bois de l'eau fraîche mon Coco !
Moins d'une heure plus tard les
premiers éclaires ont commencé à déchirer la nuit. Le tonnerre
grondait, menaçant comme des tambours de guerre avant la bataille.
Et puis soudain le froid est arrivé. En l'espace de quelques
secondes la température a chuté de 10°. Ensuite est venue la
pluie, à grosses gouttes, et enfin le vent, mugissant. Ça a duré
jusqu'à minuit environ...
Les vagues déferlant avec fracas, la
pluie froide et des rafales à quarante nœuds (j'ai beau ne pas
avoir d'anémomètre, je sais très bien le bruit que fait le vent
lorsqu'il frappe mon bateau à 40 Nds, croyez-moi), et puis de temps
en temps, la pétole absolue. La Boiteuse engluée, soumise aux seuls
caprices de la mer déchaînée. Et puis rebelote !
Tout ça pendant six heures environ...
Vers minuit je me suis couché, roulé en boule dans mon duvet
détrempé. Je me foutais de savoir où nous étions, ni même où
nous allions... Qu'importe, on verrait ça demain.
J'ai dormi d'une traite jusqu'à 05H45.
J'ai pris mon café, nourri et fait faire prendre l'air à mon
équipage. Et puis j'ai relevé les coordonnées et noté le loch (la
distance parcourue), la pression atmosphérique (1014 Hp), et j'ai
ouvert mon PC. Pour ne rien vous cacher, je m'attendais vraiment à
me retrouver chez les pirates. Cette zone du plateau continental
hondurien que je cherchais à éviter justement... Et bien non. La
Boiteuse, Ma Boiteuse, celle-la même dont j'avais encore une fois
maudit le nom la veille au soir m'avait mené pile-poil où il
fallait. Pendant la nuit nous avions parcouru 60 Milles au 265°,
c'était parfait.
C'était un peu comme dans cette
histoire de cocher qui s’endort sur sa charrette, et c'est la
vieille jument qui ramène tout le monde à la maison...
Ce matin, il reste encore quelques
nuées menaçante tout autour de moi, mais la mer est un peu moins
chaotique. Les grosses vagues déferlantes ont disparu. La Bête
somnole... Mais on sent bien qu'un petit rien pourrait la réveiller.
Je ne sais pas, c'est quelque chose dans l'air... En attendant on
avance à 5 Nds, tous les ris sont pris dans la GV et on a
l'équivalent de la surface d'une couette pour enfant à l'avant.
07H00 : La Bête se réveille...
Je sais, il faut changer les coussins... N'est-ce Zika ?
09H00 :
Tous les cris les
S.O.S.
Partent dans les airs
Dans l'eau laissent une trace
Dont les écumes font la beauté
Pris dans leur vaisseau de
verre
Les messages luttent
Mais les vagues les ramènent
En
pierres d'étoile sur les rochers
Je viens de voir une bouteille qui
flottait, et ça m'a rappelé cette chanson de 1985...
Vous savez, en vrai l'océan est bien
plus propre que ce que certains marchands d'illusions voudraient vous
faire croire. Îles flottantes de déchets, 7ème Continent... J'en
suis venu à croire que tout ça ne sont que des gros fakes,
destinés à vous soutirer de l'argent en comptant sur votre bon cœur
et votre culpabilité de nantis. Une vaste escroquerie,
intellectuelle et financière.
Il m'est arrivé de voir des endroits
sales, bien sûr. Aux abords des grandes métropoles comme Salvador
do Bahia, Rio de Janeiro, Agadir, Port of Spain... Mais cela reste
exceptionnel et restreint aux zones où la population est dense. En
vrai, dans la vraie vie je veux dire et pas sur internet, et d'après
mon expérience qui n'est plus si petite, toutes ces conneries
n’existent pas. Je suis en mer des Caraïbes depuis onze jours, et
c'est le premier déchet que je vois flotter à la surface. Pourtant
si l'on veut croire ces oiseaux de malheur, je devrais actuellement
naviguer au milieu des bouteilles en plastique et des sachets qui
tuent les tortues... Conneries je vous dis.
10H25 : Je souris. Moi qui avait
imaginé cette descente sur Roatan puis sur Livingston, navigant sous
spinaker dans une mer pareille à un lac... Et nous voilà à presque
six nœuds dans une mer démontée !
Hier au soir j'aurais été incapable
de le faire, ce soir peut-être non-plus, mais pour l'heure je goutte
l'ironie de la chose.
11H30 : J'ai la chanson de
Balavoine dans la tête. Impossible de m'en débarrasser !
12H00 : Tout roule. 6 Nds de
moyenne et le cap est parfait. Il reste 361 Milles à faire.
12H30 : C'était saucisses au
lentilles ce midi. Sinon, parce que j'aime ça et qu'à ce stade de
la navigation je ne peux vraiment pas m'en empêcher, je vous soumets
ces quelques calculs d’apothicaires.
Si nous continuons à un train même
modéré de 5 Nœuds, nous poserons l'ancre de La Boiteuse en face de
Livingston lundi 10 décembre vers midi. C'est à dire dans trois
jours !!! Plus tôt si on va plus vite, et plus tard si on va
moins vite, bien sûr.
Donc, à partir de maintenant, il est
interdit, je dis bien INTERDIT, de descendre en dessous de 4,7 Nds de
moyenne sous peine d'arriver lundi soir après la tombée de la nuit.
C'est bien compris ? Allez, rompez !
14H10 : Tous comptes fait, s'il
n'y avait pas cette houle de merde ce serait une mer assez sympa. On
est sur du F3 tranquillou... Mais non, il faut que cette salope gâche
tout et transforme la moindre activité en épreuve digne de
Kho-Lanta ! Je viens d'aller aux Toilettes, un enfer. Faire la
cuisine, une gageure. Remplir le livre de bord, un calvaire.
Consulter la carte sur l'ordinateur, une putain d'épreuve !
Elle va me faire chier combien de temps encore cette houle à la con,
hein ?
Vous vous rendez compte que je commence
à avoir des escarres aux fesses à force de reste le cul vissé sur
mon banc !
15H20 : On commence à manquer de
vent... Je me met à 170° du vent, les voiles en ciseau, déroule un
peu de Mule... et on peine à atteindre les cinq Nœuds. Sauf au
surf, lorsque la houle nous prend par derrière (je sais, l'image est
douteuse).
Pour bien faire il faudrait que je
relâche un ris, mais il va faire nuit dans trois heures et je n'ai
pas envie de me retrouver trop habillé si par malheur un grain
survient nuitamment. Donc on laisse tout comme ça.
16H10 : On vient de se faire
survoler à basse altitude par un petit bimoteur. Mon Mer-Veille a
sonné, ça veut dire qu'il nous a pris dans son radar. Ce sont des
narcos vous croyez ? En tous cas ce n'était pas l'armée...
16H35 : Front nuageux à six
heures ! Comme quoi, Keske je disais tout à l'heure hein ???
17H10 : En plus de la grosse
méchante houle qui nous prend par les ¾ arrière, on a maintenant
une plus petite venue du Nord qui nous prend par le travers. On
appelle ça une houle croisée. J'te jure, elle m'aura tout fait
cette mer des Caraïbes !
18H00 : 5 Nœuds pour les
dernières six heures. Je ne sais pas comment on à fait, mais c'est
pas mal du tout. Las Ilslas Santanilla dans 25 milles, c'est à dire
qu'on les doublera vers 23H00. Mas o Menos. Faudra pas
t'endormir hein Capitaine ?
Le samedi 8 décembre 2018
06H20 : J'ai passé une partie de
la soirée à essayer de consolider le portique... En effet, le
roulis et les déferlantes intempestives, ont eu raison de la
branlante installation. Une soudure a lâché avec un bruit sec, et
les panneaux ont commencé à vouloir se barrer à chaque fois que le
bateau se couchait. Heureusement, j'étais réveillé lorsque c'est
arrivé, et j'ai pu agir tout de suite. J'ai brêlé tout ce que j'ai
pu, rajouté des cordages pour haubaner en diagonal... Bref, c'est du
travail bâclé, fait dans l'urgence, mais au moins cela nous a
permit de passer la nuit.
5,18 Nds sur la nuit, c'est pas mal,
sauf que le cap lui l'est beaucoup moins. Depuis minuit nous avons
fait du 280° alors qu'un 250° eut été préférable (normal, j'ai
essayé de diminuer le roulis pour préserver mon portique).
Donc, là j'attends qu'il fasse grand
jour, je remets le bateau sur les rails et ensuite je m'attaque à ce
portique.
06H45 : J'ai empanné, voile en
ciseau à 165° du vent, cap sur les îles du Honduras.
06H50 : Au fait, cette nuit vers
23H30 on est passé à 11 milles au sud de la Sentinelle. Sinon, je
savais qu'en mer des Caraïbes, plus on se rapprochait des côtes de
l'Amérique Centrale, plus la mer devenait mauvaise. Pas le vent, je
parle bien de la mer. Et c'est normal puisque c'est là que viennent
buter toutes les vagues de l'Atlantique. Imaginez cette énorme masse
liquide en mouvement, venant se ruer dans un cul de sac... Le bordel
que ça doit être. Je le savais, on me l'avait dit, mais je me
figurais que cela ne concernait que la région de Panama... Je ne
pensais pas que cela concernerait aussi le Golf du Honduras. Je n'ai
jamais rien lu là-dessus... Alors suis-je victime de circonstances
particulières ou bien est-ce une caractéristique locale que les
gens ont omis de signaler ? (*)
Je n'en sais rien. Il faudra que je demande des précisions aux
habitués du Rio Dulce.
(*) Car oui, c'est malheureux à dire
mais certains blogs, pour ne pas dire la plupart, omettent souvent de
parler des galères propres au voyage en bateau. J'appelle ça des
blogs de Bisounours. Tout doit être léché, propre, idyllique. Rien
ne doit venir contredire une image de carte postale soigneusement
entretenue... Et il faut surtout que le lecteur bave d'envie derrière
son écran. Youhou les crétins ! Regardez un peu la chance
qu'on a ! Pfff... C'est mensonger et c'est pitoyable.
07H15 : J'ai un peu de mal à
réaliser... J-2 ! Hier, lorsque je me disais que nous n'étions
plus qu'à trois jours, je sentais ma poitrine se serrer. C'était de
la joie et du soulagement aussi. J'étais transporté par une émotion
forte.
Ce matin c'est différent. Je n'ai
qu'une pensée en tête : Allez ma Boiteuse, tient le coup s'il
te plaît ! Plus que deux jours et ensuite j'arrête de te faire
souffrir ! Ne me lâche pas maintenant je t'en prie, pas si près
du but !
Hier je pensais à moi et mes bêtes,
aujourd'hui je pense à mon bateau.
07H30 : Merde, j'ai eu beau
abattre de 30° on continue à aller au 280°. Il va falloir que je
monte sur le pont pour virer le tangon... Putain, la franchement je
n'ai pas envie d'aller faire le clown à l'avant...
07H50 : J'ai réduit la surface de
la Mule pour faire lofer le bateau. On dirait que ça marche, sauf
qu'on perd en vitesse... Je vais attendre que la matinée soit un peu
plus avancée pour voir comment le vent s'établit. Cela ne sert à
rien de se lancer dans des manœuvres périlleuses si c'est pour
devoir recommencer quelques minutes plus tard.
09H00 : Rien ne va plus. On fait
du 273° au lieu de faire du 243°. C'est vraiment n'importe quoi. Je
n'ai plus le choix, j'enfile mon harnais et j'y vais.
09H20 : Pfiou.... Ça y est c'est
fait. C'était chaud ! J'ai dû enfermer Zika qui n'arrêtait
pas de vouloir me suivre sur le pont. On file au 245°, presque au
travers droit sur les îles du Honduras que nous devrions atteindre
cette nuit vers 03H00 du matin. Pour l'instant on est toujours dans
les temps.
10H00 : Il y a quelques jours je
vous disais que La Boiteuse 'était définitivement pas un bateau de
haute mer. Trop légère, trop fine... Et vous n'imaginez pas comment
c'est galère de la régler. Il me faut parfois plus d'une heure pour
trouver le parfait point d'équilibre entre la voile d'avant, la
Grand-Voile et le régulateur d'allure. Et une fois que c'est fait,
il ne faut surtout pas que je m'avise de bouger !
Il suffit que je me penche pour allumer
ma pipe, et vlan ! La voilà qui part en vrille ! L'idéal
c'est la nuit, lorsque je suis allongé dans le cockpit. Mon corps,
et donc mon poids, est pile sur l'axe du bateau, ce que l'on appelle
la ligne de foi. Vous comprenez donc que lorsque je dis que La
Boiteuse est invivable en navigation, c'est au sens propre du terme
puisqu'on ne peut simplement pas vivre pendant qu'on navigue.
A l'arrêt, elle devient une chouette
petite maison... Et c'est sans doute pour ça que j'ai toujours
préféré les marinas ou les bouées de mouillage bien protégées
du vent et du clapot. Lorsque je navigue, je suis en permanence
concentré sur les éléments et sur mon bateau. Je ne peux rien
faire d'autre... Aussi, lorsque je ne navigue pas, je peux enfin
vivre.
Je le répète, peut-être en eut-il
été différemment avec un autre bateau... Ou peut-être pas. J'ai
l'habitude de dire qu'un bateau de voyage c'est un compromis entre
habitabilité et navigabilité. Avec la Boiteuse il n'y a pas de
compromis... C'est soit l'un, soit l'autre.
10H35 : Tien, un exemple frappant
pour illustrer mon dernier commentaire. On est presque travers, je
m'installe au vent (à la contre gîte) pour me caler afin d'écrire.
Je m'allonge ensuite sous le vent (à la gîte) pour sommeiller un
peu, et hop ! On gagne 1,5 Nœuds et 5° de cap ! Ce bateau
est hallucinant.
12H00 : On tient à peu près le
cap au 250°, et finalement on a réussi à tenir une moyenne
honorable mais sans plus, de 4,8 Nœuds. Il reste 246 Milles à faire
en ligne droite, et on est toujours dans les temps !
13H25 : Je relâche le ris n°2.
On accélère.
15H30 : Wahou... Je viens de
dormir deux heures d'affilé. Un café s'impose !
15H45 : Une main pour l'homme,
une main pour le bateau. Cet adage sécuritaire n'a jamais été
aussi vrai pour moi. Sauf que sur La Boiteuse il ne s'agit pas d'une
recommandation, mais d'une obligation ! J'ai hâte de pouvoir me
faire un café avec mes deux mains !
J'ai ouvert la mule au ¾ pour gagner
un peu de vitesse. Tant pis pour le cap... Mais je fais le pari que
le vent, avec le soir qui tombe, ne va pas tarder à mettre du Nord
dans son Est. Si je me trompe, on ira droit sur le Belize... Ça vous
dit le Belize ? Oui, non ? Mouais, moi non plus, trop
surfait.
16H00 : La chanson du jour c'est
Solsbury Hill de Peter Gabriel. Celle-la aussi c'est dur de s'en
débarrasser... Comment elle appelle ça ma copine Sonia ? Un
ver d'oreille ?
17H20 : J'essaye de contenir ma
pensée, d'éviter qu'elle ne s'envole et me précède. D'expérience
je sais que l'enthousiasme en mer se doit d'être tempéré. Surtout
à quelques jours, quelques heures de l'arrivée et après deux
semaines d'une navigation difficile. Il faut que je me pose et que je
prenne les choses au fur et à mesure qu'elles se présentent. La mer
est souveraine. C'est elle qui décide quel jour et à quelle heure
tu arriveras. Toi, simple petit bonhomme sur ta coquille de noix, le
seul choix que tu as, c'est de faire de ton mieux avec ce que la mer
te donne.
17H45 : Tien, le vent qui nous a
fait défaut toute la journée, semble vouloir revenir... Vais-je
gagner mon pari ?
18H00 : 4,3 Nds sur
l'après-midi... C'est plutôt mauvais, mais je m'y attendais. D'où,
sans doute, mes pensées philosophico-fatalistes de tout à l'heure.
Il reste 221 Milles à faire. Si j'osais je dirais qu'on devrait
arriver lundi entre 14H00 et 19H00... Mais sérieusement, j'ai un
gros doute sur notre capacité à arriver avant la nuit. Si dimanche
soir cela se révèle impossible à faire, il faudra alors que je
ralentisse pour pouvoir entamer l'approche sur Livingston mardi
matin.
De toute façon, attendons de voir
comment cela se passe cette nuit. On devrait atteindre Roatan au
lever du jour... J'espère. Enfin, on verra bien ! Comme je l'ai
dit plus haut, je vais essayer de faire de mon mieux.
Le dimanche 9 décembre 2018
05H30 : En ce jour du Seigneur,
alors que Prime n'a pas encore sonné, priez avec moi, mes frères et
sœurs. Louez le Seigneur pour ses bienfaits, contemplez avec moi
cette lueur d'espoir qui éclaire la sombre nuit (non, pas par là
crétin ! De l'autre côté !). Remerciez le Seigneur de nous
permettre de contempler après un si long voyage ce halo merveilleux
et étincelant (mouais, pas tant que ça quand même...). Remerciez
le Seigneur de nous offrir le réconfort d'une trace de civilisation
dans cette immensité déserte (c'est bon, on a finit là ?),
Contemplez le miracle de Dieu ! Contemplez les lumières de
l'île de Guanaja ! (Euh... T'es sûr au moins que c'est elle
?). Amen... Et oui, je suis sûr que c'est elle. Tas gueule.
06H05 : Toute la nuit j'ai fait de
mon mieux pour conserver un cap optimal. D'habitude je jette juste un
œil sur le compas pour vérifier que l'on va toujours plus ou moins
dans la bonne direction, mais le compas n'est pas très précis et
l'on peut très bien dériver de 10 ou 15° sans que je ne m'en rende
compte. Là, j'ai pris la peine d'allumer mon téléphone toutes les
deux heures pour vérifier et corriger notre route. Le résultat est
quasi parfait. Nous sommes à moins de trois Milles du waypoint des
îles du Honduras, et il reste 169 Milles à parcourir.
Malheureusement la vitesse pour la nuit n'a pas été à la hauteur :
4,3 Nds de moyenne... Dommage.
Touline est sur le pont, Zika dort
encore allongée sur la banquette du carré, le jour pointe à
l'horizon.
06H25 : Oh putain ! Baleine !
A une quarantaine de mètres sur tribord, un souffle ! J'ai rêvé
ou quoi ? Non ! J'entends son chant à travers la coque !
Il fait trop sombre, je ne la vois plus.... Merde !
Je me retourne alors vers le sud pour
contempler la silhouette de l'île de Guanaja qui se découpe dans
l'aube naissante. Terre ! La première depuis treize jours !
06H50 : Je vous fait grâce des
calculs, mais sachez que ça devient de plus en plus tendu en ce qui
concerne une éventuelle arrivée demain avant la nuit. Il va
vraiment falloir que je donne tout et que je fasse sortir ses tripes
à mon bateau si on veut arriver à temps. Fini le mode voyage, on
passe en mode course !
07H00 : L'île de Roatan, toute en
longueur, visible sur bâbord avant.
07H20 : Sachez, chers lecteurs,
que si nous n'arrivons à temps à Livingston je dispose néanmoins
d'un plan B, voire même d'un plan C. (Un bon marin fait des plans
avec des lettres majuscules, c'est son hobby).
Plan B : Si jamais cela se joue à
quelques heures, une ou deux maxi, j'ai la possibilité de mouiller à
l'abri d'une pointe qui s'appelle Tres Puntas située à 10 Milles de
Livingston. Je pourrais y passer la nuit et repartir le lendemain
pour finir cette fichue traversée. Bien évidement, il serait
préférable que j'atteigne ce mouillage de jour... C'est plus sûr.
Plan C : Si cela se joue à plus
d'une heure ou deux, il va falloir que je ralentisse le bateau, voire
même que je me mette à la cape, afin de passer une ultime nuit en
mer et rejoindre Livingston mardi matin.
Comme vous le voyez, à ce stade il
m'est impossible de vous dire quand nous arriverons exactement. Ce
sera demain en fin de journée, ou mardi matin... Ce qui est sûr par
contre c'est qu'on arrive ! Enfin !
10H15 : Je viens de lâcher mon
dernier ris. Après ça, advienne que pourra ! La Boiteuse est
désormais toutes voiles dehors et il fait un temps splendide.
Presque pas de vent, mais on arrive quand même à tenir une moyenne
honorable. C'est maintenant que ce qui fait de mon bateau une piètre
embarcation par gros temps doit se transformer en avantage. Allez,
fonce ma belle !
10H40 : C'est la fête pour
l'équipage ! J'ai ouvert une boite de Sheba, un tiers pour
Touline et deux-tiers pour Zika. Et moi, je mange quoi à midi ?
Miam !
12H05 : C'est pas la joie. 27,3
Milles de parcourus depuis ce matin, ça fait 4,55 Nds de moyenne...
Le souci c'est que si je veux garder un cap optimal au 250° (pour
faire le moins de route possible) il faut que je me maintienne à
100° du vent. Et sous cet angle il m'est impossible de me servir de
mon arme secrète, le spinnaker. C'est vraiment pas de bol car pour
l'instant c'est quasiment la pétole. On se traîne à trois nœuds.
J'en profite pour me mettre au
fourneaux. Au menu ce midi, Noix d'épaule de porc sur son lit de
tagliatelles accompagné d'une sauce forestière.
12H50 : Pendant que le repas
mijote, je réfléchis à ce que je vais faire cet après-midi.
Puisque de toute façon, quoique je fasse le bateau n'avance pas,
autant profiter de ce calme pour faire quelque chose d'utile, non ?
Ranger le bateau par exemple, et puis
me laver aussi... Oui, je crois que se laver serait une bonne idée
après deux semaines de mer...
13H15 : Fichtre, je me suis fait
péter le ventre !
13H35 : Tien donc, serait-ce une
légère brise que je sens sur mon visage ?
15H00 : Là, on est empétolé
pour de bon. Le régulateur d'allure décroche. On avance à 1,5
Nœuds.
15H25 : Trop drôle ! Voilà
l’Étoile qui repasse dans l'autre sens ! Qu'est-ce que je
fais ? J'essaye de l'appeler pour prendre des infos ou pas ?
En tous cas il m'a vu car il vient de corriger sa course de 5°.
C'est cool l'AIS quand même...
15H50 : Je me suis lavé sur le
pont. L'eau était bonne, et maintenant je sens l'extrait naturel de
noix de coco. Tout en me lavant j'ai pu constater à quel point
j'avais maigri/minci pendant cette traversée, et je me disais que ce
serait cool de ne pas reprendre trop de poids cette fois-ci. Non-pas
pour séduire les chiquitas, mais pour soulager ma cheville.
Sinon, comme nous avions un peu abattu
je me suis installé sur la plage avant pour installer le spi et
puis... Il fait nuit dans deux heures, est-ce que ça vaut vraiment
le coup de se décarcasser ? La moyenne depuis ce midi a été
de 2,8 Nœuds, 3,86 depuis ce matin... La seule façon d'y arriver
demain avant la nuit serait de foncer tout du long à plus de 5,2
Nœuds... Autant dire que c'est foutu. On n'y arrivera pas.
16H00 : Peut-être que cette nuit
nous aurons une petite brise sympa comme les deux nuits précédentes ?
Et le moteur me direz-vous. Oui,
pourquoi ne met-il pas le moteur si c'est si important pour lui
d'arriver avant la nuit ? Le moteur c'est niet. Pas tout
de suite. Pas à 132 milles de l'arrivée. Dix ou vingt, je veux
bien, mais pas si loin.
16H50 : Ça y est, on a un peu de
vent ! On avance à 2,7 Nœuds à 130° du vent. Le cap ?
On s'en fout un peu maintenant. Je dirais vers le soleil couchant, un
poil sur tribord.
18H20 : 2,78 Nœuds de moyenne
pour l'après midi. C'est vraiment pas top. Comme prévu le vent vire
peu à peu au Nord-Est et je suis obligé d'empanner et de tangonner
pour conserver un cap sûr. Roatan est à moins de dix milles sur
bâbord quand même, il ne s'agirait pas de s'en approcher de trop
près.
Je pense que je vais faire comme la
nuit dernière et surveiller mon cap toutes les deux heures avec mon
téléphone. C'est drôle, mais je n'arrive pas à me désoler
complètement de ce contre-temps. Je veux dire, ok on arrivera pas
demain, mais après demain... C'est rageant mais ce n'est pas la mer
à boire non-plus... Allez, plus que 130 Milles à faire et on y
est !
Le lundi 10 décembre 2018
05H30 : Cela fait une demi-heure
que je tourne et vire allongé dans mon cockpit en essayant de
grappiller quelques minutes de sommeil en plus. Malgré l'absence de
lune la lumière des étoiles est suffisante pour me permettre de
distinguer une grosse masse sombre sur l'avant et quelques rideaux de
pluie. Je ne suis pas trop inquiet, même si La Boiteuse se trouve
actuellement toutes voiles dehors. Pas trop mais quand même un
peu...
La pluie arrive. De bonnes grosses
gouttes qui tombent quasiment à la verticale. Je m'abrite comme je
peux. La capote fuie et j'ai laissé mon ciré à l'intérieur... Une
averse tropicale comme je les aime, sans vent. Un avant-goût de ma
future vie au Guatemala.
Je me réfugie à l'intérieur, et
commence à me préparer un café. L'équipage est déjà debout,
agglutiné au pied des marches, mais cette pluie semble les empêcher
de sortir... C'est bizarre. D'habitude quand il pleut le bateau bouge
plus que ça ! Et puis le Capitaine il devient tout nerveux !
Ça y est, c'est fini. Mes fidèles
amies sortent sur le pont humide pour se dégourdir les papattes.
Pendant ce temps-la, j'écris. J'attends six heures pour voir où on
en est.
06H10 : 37 milles à 3 Nœuds de
moyenne. Ce n'est pas si mal compte tenu des circonstances. La route
a été parfaite et nous amène droit sur la bouée d'accès au
chenal de Livingston. Elle se trouve à 62 milles. Si l'on se base
sur la vitesse actuelle on y est dans 24 heures. Ensuite il ne
restera plus que 30 milles à faire pour arriver.
06H35 : Je vous l'ai dit, La
Boiteuse a besoin de soins. Son dernier carénage remonte à trois
ans. En Martinique j'ai changé ou réparé pas mal de choses
essentielles, comme le gréement, les winchs, le moteur et
l'enrouleur, mais j'ai laissé se détériorer pas mal de choses
non-essentielles.
Au sommet de la liste, il me faut un
nouveau portique. Il me faut aussi refaire toute la sellerie,
intérieure et extérieure, ainsi qu'un nouveau matelas pour mon lit.
Re-stratifier le pont avant tribord. Refaire liston tribord. Refaire
toute la peinture de pont, plus antidérapant. Réparer/refaire le
safran. Refaire tous les vernis intérieurs. Modifier le plan cuisine
pour y intégrer le nouveau frigo et une nouvelle cuisinière avec un
four. Réviser/réparer ou changer les voiles qui en ont besoin.
Antifouling.
Bref, comme vous le voyez, j'ai du
boulot en perspective.
06H50 : Ça y est il fait jour, on
commence à y voir quelque chose. Je sais qu'avec l'âge j'ai
tendance à devenir cynique et un peu désabusé (non, ne dites pas
le contraires, c'est un fait dont j'ai pleinement conscience).
Cynique, désabusé et de plus en plus ironique. Ce qui me permet
d'apprécier ce paradoxe : Se taper deux semaines à fond la caisse
dans une mer démontée pour se retrouver en encalminé à deux jours
de l'arrivée. Si ça ce n'est pas de l'ironie !
07H35: J’aperçois les côtes du
Honduras, plein sud à 25 Milles. Le ciel est très couvert avec
quelques averses autours de nous. J'essaye de trouver mon chemin au
milieu de ces vents tournants. Parfois celui-ci vire de 70° pendant
quelques minutes puis reprend sa direction initiale... Au début
j'essayais de suivre avec les voiles, mais maintenant je laisse
faire ; Tant qu'on reste loin de la côté et qu'on avance plus
ou moins dans la bonne direction, tout va bien.
Une pensée me vient, aussi soudaine
qu'évidente.
Au début de mon voyage je n'espérais
qu'une chose, trouver une compagne pour partager ma vie et ses
aventures. Aujourd'hui je pense exactement le contraire. Pour rien au
monde je ne souhaiterais partager ces moments de navigation avec
quelqu'un d'autre et a fortiori la femme que j'aime. Déjà, si par
chance je rencontrais une femme désireuse de naviguer avec moi sur
La Boiteuse, et j'en ai rencontré quelques-unes, vous pouvez être
sûr qu'elle débarquerait dès l'escale suivante. Et je ne pourrais
absolument pas le lui reprocher... Mais moi, comment oserais-je un
seul instant vouloir lui imposer une épreuve pareille ? Ce
serait bien trop cruel ! Sans parler du danger... Parce que
mettre ma vie en jeu, et celles de mes bêtes, c'est une chose. Mais
mettre la vie de mon amour en jeu, ça c'est hors de question.
Putain, je crois que je viens enfin de
comprendre ce qui cloche chez moi... Il m'est devenu impossible de me
projeter dans l'avenir avec une femme parce que je sais qu'une partie
non négligeable de ma vie sera hautement inconfortable et
périlleuse. Et si j'aime cette femme, si je la respecte, je ne peux
absolument pas lui demander de partager ça avec moi. De part mon
éducation et ma culture personnelle, l'idée même que je me fais de
l'amour, c'est impossible. Mais comme jusqu'à présent je n'en
n'avais pas conscience, j'ai préféré tout foutre en l'air avant
même de me retrouver confronté à ce paradoxe...
Putain de bordel de merde... Si j'ai
raison, il va vraiment falloir que je change de vie.
09H05 : Étant donné l'état de
la mer, le vent et la vitesse du bateau, j'en déduis qu'il y a du
courant, et pas un petit. Par contre je ne sais pas où il porte...
10H50 : Ça va faire deux heures
qu'on enchaîne grain sur grain. On trace à plus de cinq nœuds de
moyenne. Ce Golf du Honduras est vraiment bizarre...
11H20 : J'ai dû prendre en
urgence les deux ris d'un coup. Ça commençait à devenir dangereux.
11H30 : Et bien voilà que ça se
calme... C'est quoi ce temps ?
12H00 : Pétole dans un mer
formée, j'adore ! On a fait 20 Milles depuis ce matin, en
zigzag. J'en ai chié, croyez-moi... Et c'est pas fini ! Je ne
distingue dans le ciel aucune amélioration. Le baromètre est monté
jusqu'à 1016 Hp alors qu'il était à 1014 ce matin. Bon an mal an
on garde le cap.
13H00 : C'est clair qu'il se passe
quelque chose. Je ne sais pas ce que c'est, mais c'est pas bon. Pas
bon du tout...
16H05 : Je me suis réfugié à
l'intérieur. Je n'en peux plus. La tempête se déchaîne dehors
avec des vent à plus de 50 Nds, peut-être 60. Je n'ai jamais vu ça
(si deux fois, pendant le passage de la tempête Matthew et de
l'ouragan Maria. Mais j'étais à quai). On encaisse comme on peut.
La route est toujours bonne, il reste moins de 30 Milles à faire
jusqu'à la bouée. Je continue vers Livingston... Pas le choix de
toute façon, c'est ça ou les récifs du Bélize, ou les côtes du
Honduras... Je prévoie de mouiller derrière Tres Puntas... Quand,
je ne sais pas. Mais j'espère que ce sera passé d'ici là.
16H50 : Vidéo
Ensuite, mon Journal de Bord n'indique
plus que des chiffres. 18H00 : 18 Milles. 19H00 : 12
Milles. 20H00 : 7,5 Milles....
Le fait est que j'avais autre chose à
faire que de m’épancher sur mon cahier à spirale. Tout de suite
après la vidéo, j'ai eu juste le temps de faire rentrer les bêtes
avant que la tempête ne reprenne de plus belle. C'était... C'est
difficile à décrire maintenant qu'un peu de temps a passé. Les
souvenirs s'estompent, les faits précis se diluent. Seul persiste le
sentiment. C'était... Tendu, brutal, flippant aussi.
La mer était en furie, la pluie et le
vent étaient déchaînés. Plusieurs fois je suis descendu
m'enfermer dans le bateau pour me réchauffer. Je me souviens m'être
retrouvé en début de soirée assis par terre au pied des escaliers,
je m'étais fait une tasse de café et j'y trempais des spéculos. Je
me disais que je devais absolument mangé et boire quelque chose de
chaud pour tenir le coup. La moitié de ma tasse s'est renversée sur
Zika qui s'était blottie contre moi...
Je me souviens aussi qu'à un moment
j'ai entendu un grand bruit métallique et que le portique s'est mis
à branler de nouveau dangereusement. J'ai dû jouer les acrobates
pour consolider l'ensemble... Bien sûr, dès le début de la soirée
j'avais revêtu mon gilet et mon harnais et je m'étais attaché dans
le cockpit. Le vent et les vagues venaient du Nord Ouest à présent
et comme nous faisions grosso-modo cap au 250°, nous prenions tout
par le travers. Puis ce fut du bon plein, et enfin du près. Par deux
fois La Boiteuse s'est retrouvée au tapis, couchée par une
déferlante.
D'heure en heure mon angoisse grimpait
au fur et à mesure que les distances se raccourcissaient. Je n'avais
qu'une peur, c'est que La Boiteuse me lâche. Que quelque chose
casse. Puis à 21H24 nous avons passé la bouée d'entrée dans la
Bahia de Amatique. A partir de là nous entrions en territoire
guatémaltèque, et les récifs du Bélize situés au Nord allaient
peu à peu nous protéger. Le plus dur était passé, mais le vent
persistait à vouloir dépasser les trente nœuds rien que pour nous
emmerder. Dans le noir le plus complet, sous la pluie, j'ai visé un
point sur la carte : Cabo de Tres Puntas. Saint Opencpn, priez
pour nous...
Nous avons atteint le cap à une heure
du matin le mardi 11 décembre. Grâce au lecteur de carte j'ai pu
aisément le contourner et je me suis retrouver sous son vent. Et
là...Plus de vent, une mer plate comme la main... Une délivrance !
J'ai démarré Mercedes avec un nœud à l'estomac. Ma vieille
bourrique a tousser, puis c'est mise à ronronner. Ouf ! Ah
merde, le pilote ! Je retourne le chercher, il est au sol dans
le carré. Je vais pour le brancher et... Merde ! Putain Zika,
tu ne m'a pas fait ça ! La prise est rongée ! Vite, le
pilote de secours ! Re-ouf ! Il fonctionne...
Dans le noir le plus complet je rejoins
un point que j'ai fixé sur la carte, 3m de fond, ça devrait aller.
Et à 02H45 je largue mon ancre et quarante mètres de chaîne. La
Boiteuse s'immobilise pour la première fois en 15 jours.
Grrrrrr...!!!!
Je n'en reviens pas d'avoir réussi. Il
y avait tellement d'impondérables, tellement de trucs qui pouvaient
foirer ! Et pourtant je suis là, sain et sauf. Du coup je me
suis versé une lampée de mon rhum hors d'âge dans mon quart en
alu, et je me suis offert le coup du réconfort. Zika et Touline
parcourent le pont en tout sens. On ne voit rien, mais on peut
entendre les grillons et le bruit des vague. Tout est tellement
paisible que ça en est irréel.
Il fait froid. Un froid de gueux. Je
descend dans le carré pour me blottir dans mon duvet humide. Zika et
Touline elles, préfèrent rester sur le pont. Toutes les deux ont la
tête tournée vers le rivage, Elles contemplent les ténèbres en
écoutant le bruit de la terre... Je m'endors enfin.
Le mardi 11 décembre 2018
06H30 : Mes yeux se sont ouverts
d'un coup. Je regarde l'heure sur mon téléphone, il est 06H00 pile.
Pendant un bref instant je me suis dit : merde... Il faut que je
fasse le point... Avant de me rappeler où j'étais. Ma seconde
pensée a été de me dire : mais t'es con mon pauvre garçon,
il est une heure de moins ici, tu aurais pu dormir une heure de
plus !
C'est vrai que la nuit a été courte.
J'ai dormi deux heures et demi... Oh et puis merde ! Lève-toi
mon Gwen, et allons voir à quoi ressemble ce nouveau pays !
Il fait froid, très froid. Je me dis
que c'est sans doute parce que je suis faible... Ces dernières
vingt-quatre heures ont été relativement éprouvantes somme toute.
Je m’emmitoufle dans des vêtements chauds et je vais siroter mon
café dans le cockpit. Je suis assis exactement à la même place que
d'habitude, sauf qu'au lieu d'avoir les jambes calées pour me
prémunir du roulis, je m'assied en tailleur. La Boiteuse est
immobile dans le noir absolu. Donc je vais attendre qu'il fasse
jour !
05H45 : Je viens de reculer les
pendules d'une heure pour me mettre raccord avec le fuseau horaire du
Guatemala. Il nous reste douze Milles à faire pour rallier
Livingston. Je pense repartir vers huit ou neuf heures comme ça cela
va me laisser un peu de temps pour remettre le bateau en ordre afin
qu'il soit présentable pour la visite des autorités.
06H00 : L'aube pointe. Une aube
grise. Devant la proue de La Boiteuse se dévoile peu à peu des
arbres, une plage, un hameau sur la droite (putain c'était ça la
lumière d'hier au soir ! J'ai cru que c'était un pêcheur
nocturne !). C'est bizarre, j'entends le mugissement du vent mais il
n'y pas une ride sur l'eau... Euh... Attendez une minute, ce n'est
pas le vent ça ! Ce sont des singes hurleurs !!!
Je vois quelques barques de pêcheurs
en train de remonter leurs filets. Quand je pense que cette nuit je
suis passé au milieu de tous ces petits flotteurs sans en prendre un
seul dans mon hélice... Si c'est pas du bol ça !
06H20 : Je vous avoue que je suis
complètement paumé ce matin. Je repense à ces dernières heures et
une partie de moi n'en revient toujours pas d'être vivant. Et une
autre partie de moi me dit : Bien joué mon petit père. Tu
avais un plan, que tu as suivi à la lettre. Chaque étape comportait
sa dose de risque, mais tu as su gérer d'une main de maître...
Bref, j'oscille entre soulagement et fierté.
06H40 : Ça y est le pont est en
ordre. Je n'ai pas oublié de hisser le pavillon jaune. Il ne me
reste plus qu'à m'occuper de l'intérieur maintenant... Vous savez,
c'est paisible ici. J'entends des oiseaux que je n'ai jamais entendu
auparavant. Des pélicans viennent me dire bonjour... J'aurais
presque envie de m'y attarder une journée de plus.
Mais non, je veux en finir une fois
pour toute avec cette épreuve. Et puis je suis impatient de donner
de mes nouvelles, car si l'un d'entre vous à suivi la météo il
doit s’inquiéter. D'ailleurs je ne sais toujours pas ce qu'il
s'est passé exactement, et j'aimerais bien comprendre pourquoi on
s'en est pris autant dans la gueule. Donc, on termine de préparer le
bateau, et on y va !
07H00 : Les bêtes ont l'air
contentes. Touline ne quitte pas des yeux les barques de pêche, et
Zika reste roulée en boule sur le pont. Elle doit avoir froid la
pauvrette ! Cela dit j'aimerais bien qu'elle mange, parce que
hier au soir elle n'a rien avalé et ce matin non-plus.
07H30 : Je me pose une question :
Est-ce que je dois compter cette pause à Tres Puntas comme faisant
partie de ma traversée, ou pas ?
08H00 : Allez, on lève l'ancre et
c'est parti !
08H25 : On avance peinard, 4 Nds
au moteur. Je n'ai pas pris la peine de sortir de la toile. Nous
sommes à la croisée de trois pays. A droite, le Belize. Devant moi
le Guatemala, et derrière le Honduras.
08H40 : J'ai l'estomac qui crie
famine ! Normal, je n'ai pratiquement rien avalé de solide
depuis... Dimanche midi ! Et après on s'étonne que je perde du
poids en mer !
09H14 : Nous venons de contourner
le haut fond qui se trouve au milieu de la Bahia Amatica. Livingston
droit devant à 4 Milles ! Un pélican nous précède.
09H20 : Yeah ! Un rayon de
solei tout chaud vient de percer les nuages !
09H45 : Je vois des collines et
des montagnes au loin... C'est assez accueillant comme vision.
09H56 : Bouée d'eau libre en
visuel. C'est après que ça va se compliquer un peu car il va nous
falloir passer la barre, une espèce de seuil de faible
profondeur comme ceux que l'on retrouve la plupart du temps à la
sortie des grands fleuves. Normalement, d'après mes informations
avec 1,70m de tirant d'eau on devrait pouvoir passer même à marée
basse. Normalement...
10H25 : Et merde ! ON EST
PLANTÉ !
Nondidiou de nondidiou... Ça n'en
finira donc jamais ? Je suis bel et bien planté. Le sondeur
indique 1,40m. Il n'y a pas trop de vague, mais elles suffisent quand
même à faire taper la quille et le safran. La seul façon de
limiter les dégâts, c'est d'avancer moteur à 1100 Tr/Mn...
J'essaye à droite, j'essaye à gauche. Par moment j'ai l'impression
d'arriver à avancer de quelques centimètres... Mais non.
11H30 : Ah mais serait-ce mon
sauveur qui se pointe ? Ouiiiiii !!!
Un petit bateau de pêche avec à son
bord un couple et un enfant m'approche et me propose son aide.
Moyennant rétribution bien entendu. Le type s'appelle Hector et il
semblerait qu'il se soit fait une spécialité d'aider les voiliers
imprudents à passer la barre. J'accepte avec joie et constate assez
vite que la manœuvre n'a aucun secret pour lui. Il me jette une
longue amarre et tente de me remorquer en force, mais cela ne marche
pas. Plan B, j'attache son amarre à la drisse de spi et il fait
pencher La Boiteuse, moteur embrayé à petite vitesse... Yes !
On avance ! On parcoure quelques centaines de mètres avant que
le sondeur ne commence à afficher des chiffres plus attrayants. 2m,
2,5m... Je largue tout et je suis le bateau d’Hector qui m'a
proposé de m'accompagner jusqu'à ma place de mouillage.
On y est. Je met au point mort, mais je
sens que la manette est dure. Pani pwoblem, ça m'arrive parfois. Je
vais à l'avant, je largue mon ancre et laisse filer la chaîne... Et
je constate que malgré un fort courant on continue d'avancer !
Bizarre non ? Est-ce à cause de la fatigue, de mes nerfs soumis
à rude épreuve ces dernier temps, ou bien d'une infirmité
congénitale, mais j'ai un peu de mal à comprendre ce qu'il se
passe. Je retourne au cockpit, fait demi tour parce qu'on a dépasser
la zone de mouillage, tout en traînant mon ancre le long de ma
coque... Et je ne comprends toujours rien à ce qu'il se passe !
Hector est là sur son bateau à me regarder, et lui aussi se demande
ce que peut bien foutre ce bougre de gringo !
Soudain j'ai l'idée d'ouvrir la trappe
située au pied de la descente pour regarder mon arbre d'hélice. On
est au point mort (t'es sûr ? Vérifie quand même. Oui, on est
bien au point mort, goupille tirée), et l'arbre tourne toujours.
Euh... J'ai le cerveau gelé. C'est pas normal ce truc. Pas normal du
tout. Alors ont fait quoi ? Euh... je sais pas... J'arrive pas à
réfléchir !
Ben éteint le moteur abruti !
Oups ! Oui, pardon, c'est ça
qu'il faut faire ! J'actionne l’étouffoir, le moteur
s'arrête. On continue pendant un moment sur notre lancée, puis le
courant nous chope et La Boiteuse commence à reculer. Je vais à
l'avant pour surveiller la chaîne et je m'aperçois que j'ai mal
resserré la manivelle et que toute la chaîne s'est barrée jusqu'au
câblot ! Heureusement, la manille qui relie la chaîne au
câblot s'est mise en travers de l'écubier et est resté bloquée...
Ouf ! La Boiteuse est ancrée en
face de Livingston... Enfin ! Avec cinquante mètres de chaîne
dans 2,5 mètres d'eau ! C'est ce j'appellerais une arrivée
merdique !
Mais bon, merdique ou pas, s'en est
enfin fini avec cette trans-caraïbe. Je descend à l'intérieur et
je note sur le Journal de Bord officiel :
12H15 : Arrivée à Livingston,
arrêt moteur.
Position : 15°49.256N 88°44.941W
Loch : 1713,6 Milles. Vitesse
Moyenne : 4,8 Nœuds. Temps de la traversée : 363,27
heures.