Voilà maintenant un mois que je suis
arrivé en Guyane. Un mois, c'est long... ou pas. Tout dépend
l'échelle sur laquelle vous vous appuyez pour mesurer votre temps
personnel, la façon dont vous remplissez ce temps, et surtout, je
crois que c'est primordial, le temps que vous pensez qu'il vous
reste... En général je veux dire. Mais bon, j'arrête avec ma
philosophie à deux balles. Pour moi, ce mois est passé à la
vitesse de l'éclair tant il a été rempli. Il est passé tellement
vite que j'ai l'impression d'être arrivé hier !
Elle a fait Pshiiiiiiit !!!
Je ne vais pas vous relater en détail
tous ces petits événements qui font le quotidien du marin-vagabond
qui débarque pour une nouvelle escale. Ce serait barbant et
n'intéresserait qu'une frange relativement restreinte de mon
lectorat. Et puis en plus, je serait bien en peine de le faire, car
je n'ai pas pris la peine de tout noter ! Bon, le fait est que
lorsqu'elle est arrivée, La Boiteuse avait bien besoin qu'on
s'occupe d'elle. Et donc, en bon Capitaine, c'est ce que j'ai fait.
Cette dernière nave (de merde) avait, vous vous en souvenez,
engendré pas mal de casse. L'ordinateur, le régulateur,
l'enrouleur, l'arbre d'hélice, etc. étaient les points les plus
importants à régler. Auxquels se sont ajoutés d'autres petits
inconvénients, comme par exemple l'annexe qui explose littéralement
sous la chaleur (Oui, elle a carrément fait Poum et Pshiiiiiiiiit !
Un truc de ouf !).
Le marché
Pour l'heure, tout est pratiquement
remis en ordre. J'ai un nouvel ordinateur, le régulateur a été
ressoudé et remonté, la drosse de l'enrouleur a été changée et
l'annexe a été (plus ou moins) recollée. Il me reste toutefois
deux points importants à régler, c'est l'arbre d'hélice qui fait
du bruit. D'après des gens plus compétents que moi, il semblerait
que ce soit à cause de la bague hydrolube. Moi je veux bien...
D'autant que j'ai dans mes coffres une bague de rechange. Le souci
c'est que ce genre de truc à remplacer demande que l'on sorte le
bateau afin de pouvoir démonter tout le bordel. Et sortir un bateau
en Guyane relève de l'impossible. Ou alors je peux aussi demander le
concours d'un plongeur professionnel, il y en a un très bien ici qui
s'appelle Stéphane, mais ça coûte un bras. Bref, je suis encore en
train de me demander ce que je vais faire.
*A Kourou, c'est elle le boss
Sinon, le sujet le plus important que
je voulais partager avec vous aujourd'hui concerne mes premières
impressions sur la Guyane et Kourou en particulier. Bon... Kourou
franchement, n'est pas trop ma tasse de thé. On dirait une grande
banlieue-dortoir, où les bâtiments ont poussés au fur et à mesure
des besoins du Centre Spatial Guyanais depuis les années soixante.
Résultat, la ville n'est qu'un amalgame de pseudo quartiers très
espacés entre eux... Sans réelle identité, Kourou n'a pas de
centre. Elle n'a pas d'âme... Du coup, s'y déplacer est à la fois
déroutant et fatiguant. Par exemple, le seul point wifi où je peux
m'installer à loisir avec mon PC tout neuf, se trouve à l'autre
bout de la ville. Cela représente 10 mn de bus (à 1,50 €
l'aller), ou 20 mn à
pied... Ce qui explique que je ne m'y rende qu'un jour sur deux
(parfois trois) et que vous ayez dû poireauter plus de quinze jours
pour lire le récit de la traversée. A Kourou, si tu n'as pas de
voiture, t'es mort.
Mais
tout ça n'est pas si grave au regard du plaisir que j'ai eu à
retrouver quelques repères familiers. Sans déconner, je savais que
de me retrouver en France
allait me permettre de renouer avec quelques plaisirs que je croyais
menus car essentiellement culinaires (jeu de mot !)...Ce que je ne
savais pas c'est que ces retrouvailles seraient aussi fortes !
Bordel ! Retrouver après toutes ces années le simple goût des
pâtes, du fromage râpé, du petit kawa sur le zinc, du pain au
chocolat tout chaud... Même manger une boite de couscous Leader
Price confine au délice, c'est dire ! De même, le premier
jour, vendredi jour de marché, je me suis plusieurs fois retourné
parce que j'entendais parler français autour de moi... Jusqu'à me
rendre compte que c'était le cas de la majorité des gens !
C'est
comme entendre de nouveau le deux-tons des pompiers ! Après
quatre ans, je vous jure que cette sirène à quelque chose
d'émouvant. Bref, tout cela m'a bouleversifié bien plus que je ne
l'avais anticipé. Cela m'a tellement tourneboulé le cerveau que
j'ai même commencé à envisager d'arrêter mon itinérance et de
tenter ma chance en Guyane malgré la vie chère...
Le mouillage de Kourou
Oui,
vous avez bien lu, pendant quelques jours j'ai sérieusement réfléchi
à m'arrêter et à, accrochez-vous bien, chercher un travail !
Il faut dire que pour ce qui est de trouver un boulot, la chose
semble aisée par ici du moment que vous avez quelque instruction et
que vous êtes blanc. Restait une difficulté, et pas des moindres en
ce qui me concerne, pouvoir mettre mon bateau à l'abri... Et c'est
là que ça se complique. Le fleuve Kourou est extrêmement
capricieux et le mouillage n'est pas sûr à tous points de vue. Moi
qui déjà à l'origine déteste les mouillages, depuis mon arrivée
je passe mon temps à me faire du souci. Dès que le vent dépasse
les dix nœuds, et que l'on entre en vives-eaux pour les marées, je
perds le sommeil et j'ai des cheveux blancs supplémentaires qui me
viennent.
Même avec trois ancres, voilà ce qui peut arriver à Kourou
J'ai
bien eu une vague possibilité d'intégrer le ponton du Centre
Spatial (sur cooptation), mais après quelques jours j'ai réalisé
que jamais je ne m'y serais senti chez moi. Entre les professionnels
irascibles (pas tous heureusement) et la faune locale un peu trop
perchée pour moi, je ne pense pas que les choses auraient marché.
Le trip baba-cool-récup'-et-débrouille avec option soirée
guitare/accordéon sur le ponton, dans les vapeurs d'alcool et la
fumée des joints, me séduisait assez il y a trente ans... Mais j'ai
pas mal changé depuis... J'ai grandi, ou je suis devenu con au
choix, et à mon âge je ne trouve plus ça très rigolo. Ok, je
l'admet. Peut-être n'est-ce pas seulement une question d'âge...
Donc
voilà, La Boiteuse et La Bella flora ne vont plus tarder à
reprendre la route. Prochaine étape, le Suriname !
*A la recherche des tortues Luth
Je
vous ai dit plus haut que je n'allais pas vous relater en détail mes
activités guyanaises... et je sens qu'il y en a qui ont été déçus.
Si, je l'ai senti ! Aussi, je vais vous raconter deux anecdotes.
Sachez
qu'un matin de très bonne heure, genre cinq heures du matin, nous
sommes allé, l'équipage de La Bella Flora et moi, arpenter la plage
de la Cocoteraie à Kourou, à la recherche des fameuses tortues
Luth. Nous espérions surprendre un de ces fantastiques animaux
remonter la plage pour aller enfouir ses œufs dans le sable...
Hélas, au bout de deux heures de crapahu, point de femelle
pondissante.
Par
contre, alors que nous nous apprêtions à rentrer, déçus comme il
se doit, nous eûmes la surprise d'observer l'autre côté du
processus, à savoir l'éclosion et la course à la mer de plein de
bébés tortues !!! Je sais que j'ai l'air blasé comme ça,
voire cynique (si, je le sais), mais ce matin-là, alors que le
soleil se levait et que les moustiques prenaient leur petit-déjeuné,
mon petit cœur a fondu. Elle sont trop mignonnes !
Kroooo mignonne !
Sinon,
dans un autre registre, j'ai eu le plaisir d'assister deux fois à un
lancement de fusée depuis le mouillage... Bon, celui d'Ariane V qui
a eu lieu hier au soir a été un gros bide puisque le ciel couvert
nous a empêché de voir quelque chose. A peine un éclair fugitif
dans le lointain, et le bruit a été couvert par celui d'un hélico
qui passait juste au mauvais moment. Par contre, le lancement de la
fusée Vega du 22 juin qui a eu lieu à 22H52, ça a été magique !
Là, je vous jure, j'étais comme un gosse !
Voilà,
vous savez tout. On se retrouve dès que j'ai un truc à vous
raconter. Ou pas !
NB : Les photos dont les sous-titres sont précédés d'un * ne sont pas de moi, mais de Françoise ou Bernard.
Dépêche toi, tu es la dernière !
Ouf ! J'y suis presque !
*Je me demande si je ne vais pas changer de bateau moi...
05H30 : Le soleil n'est pas encore
levé, et c'est normal. Il se couche plus tard donc il se lève aussi
plus tard. La journée commence mal puisque je me suis renversé mon
café sur la main... Aïe ! Je n'ai pas été attentif cette
nuit, because je dormais. Mais j'ai l'impression qu'on a avancé. Ce
qui est évident par contre c'est que nous n'avons plus qu'un seul
train de houle en provenance de l'Est.
06H00 : Je suis perplexe...
Seulement 3,9 nœuds de moyenne sur la nuit. Il faut que je
réfléchisse un peu à ce qu'il se passe, car je n'ai que trois
jours pour faire les 355 milles restants. Alors il s'agirait
d’accélérer un peu vous ne croyez pas ?
06H30 : Ma solution pour l'instant
c'est d'avoir tangonné le foc afin de gagné en cap et en puissance.
On verra bien si ça paye.
Note pour plus tard : A l'escale
il va falloir que je jette un œil à la barre. Elle a du jeu.
07H20 : Si je veux arriver à
temps pour la marée à l'embouchure du Maroni, il faudrait que je
fasse du 4,5 nœuds de moyenne. Pour l'instant c'est pas gagné !
Mais c'est faisable, si l'on considère que les vents sont sensés
accélérer à l'approche de la Guyane. Sinon, en cogitant cette nuit
je me suis dit qu'à part un courant contraire, la seule chose qui
pourrait ralentir La Boiteuse comme ça, ce serait quelque chose de
pris dans la quille. Genre un filet... Malheureusement, c'est un peu
compliqué d'aller vérifier, là maintenant tout de suite.
07H55 : Merde, merde, merde...
J'ai des grains qui m'arrivent de partout. Allez, je vire le tangon.
08H40 : Voilà, c'est passé. Je
vais resté comme je suis, à 130° du vent avec le foc quasiment en
grand. Je n'allais pas plus vite ni ne faisait de meilleur route avec
le tangon de toute façon. En tous cas, ce que j'ai dans les voiles
en ce moment ce ne sont pas les alizées, ça je peux vous le
garantir ! On est à 4°33' de latitude nord. J'avais plus ou
moins estimé de les rencontrer vers 4°37'. Bientôt donc...
09H20 : Oh putain, ça y est le
vent est là ! J'ai une banane greffée au visage !
Banane !
12H00 : Tout roule. Ce n'est pas
encore la super-vitesse mais je ne doute plus d'arriver à St Laurent
en temps et en heure ! Je suis même obligé de lofer pour
m'adapter à ces nouvelles conditions de vent. Cap au 290°.
17H00 : Mouais... La Boiteuse
laboure la mer sans se presser à quatre nœuds de moyenne. La joie
de ce midi est un peu retombée, mais je ne désespère pas encore.
Normalement, en se rapprochant de la Guyane on devrait rencontrer des
vents de 15 nœuds . Ce qui, je pense , nous permettra de rattraper
notre retard. Au pire du pire, si je vois que je ne pourrais pas
atteindre St Laurent du Maroni à temps, je peux toujours décider
d'aller mouiller aux îles du Salut ou à Kourou. Ce sera le plan B.
18H00 : 4 nœuds pile, sur six
heures. Pffff... J'espère qu'une petite brise nocturne viendra
relever tout ça !
Sinon, quoi dire ? Ça sent la fin
quand même. Si tout se passe comme je veux, normalement dans trois
jours à cette heure-ci, je devrais jeter l'ancre au milieu des
bateaux de mes copains. Qu'est-ce que c'est que trois jours quand on
vient d'en passer dix en mer, hein ?
N'empêche, on frôle la pétole là...
Smiley qui fait la tronche.
Le mardi 16 juin 2015 – L'île
flottante
Peton mouillé
06H00 : Pfiou... Je ne vous dis
pas la nuit ! Hier, vers 19H30, un gros grain nous est tombé
dessus. Sauf que ce n'était pas un grain... Pendant deux heures, le
vent a soufflé fort venant du sud accompagné d'une grosse pluie.
Fatigué, trempé jusqu'aux os, j'ai mis La Boiteuse à 120° du vent
pour me protéger un peu, et je me suis pelotonné dans mon duvet
mouillé en attendant que ça passe. Mais ça n'est pas passé. Ça
dure encore.
Au final on a peu avancé, 47 milles,
et surtout on n'a pas fait un super cap. 311° au lieu de 280°. Ce
qui fait qu'il est largement temps de virer plein Ouest vers la Guyane.
07H50 : J'en prends plein la
gueule. Au loin le tonnerre gronde . Deux choses me rassurent :
On fait un cap presque correcte et j'ai de l'eau à courir devant
moi. Sinon, c'est la merde totale.
09H10 : Cette nuit déjà, je ne
comprenais pas pourquoi mon régulateur d'allure avait du mal,
parfois, à transmettre le mouvement de la pale immergée à la
barre. Là, je viens de comprendre ! C'est à cause de ces
putains de sargasses qui se prennent dans la pale et bloquent le
fletner ! Depuis l'équateur j'en croise pas mal, au point
d'avoir renoncé à pêcher, mais là il flotte autour de moi des
bancs entiers de plusieurs centaines de mètre carré. Je garde la
gaffe à portée de main, et je passe mon temps à virer ces
saloperies.
10H00 : Ok, c'est décidé. Je
m'arrête à Kourou. Je ne sais pas combien de temps va durer cette
tempête (car c'en est une), et puis l'arrivée est quand même plus
simple. Avec un peu de bol, mes potes seront encore là, bloqués par
le mauvais temps.
10H55 : J'ai profité d'une brève
« accalmie » pour changer les drosses du régulateur.
Celles que je me suis acheté à Salvador se sont usées
prématurément... Qualité brésilienne de merde !
La mer est forte maintenant. On a des
creux de cinq à six mètres...
12H50 : Une déferlante vient de
noyer le cockpit, avec moi dedans en train d'essayer de dormir.
Heureusement j'avais fermé la descente avec le plexiglas. Putain,
c'est chaud !
14H30 : Il se passe un truc
bizarre. Le vent qui était Nord-Est, vient de virer Sud en quelques
minutes. La température a baissé d'au moins cinq degrés...
J'empanne pour suivre le mouvement, mais je ne vous cache pas que je
m'inquiète un peu. Un changement aussi rapide ne présage rien de
bon. Mais il se passe quoi là, bordel ?
15H25 : Je ne le crois pas !
J'ai même droit à un rayon de soleil et à quelques zones bleue
pâle dans le ciel ! Je ne comprend rien du tout à ce qu'il se
passe... Est-ce que ça va durer ? Est-ce que je dois m'attendre
à un autre chamboulement ? J'ai les nerfs à fleur de peau.
16H25 : Comme vous pouvez
l'imaginer, passer aussi soudainement d'une mer avec cinq mètres de
creux poussée par un vent du NE, à un système tout doux, limite
pétole, venu du Sud, ça vous fabrique une mer de merde. Les vagues
déferlent dans tous les sens, et La Boiteuse se fait bringuebaler à
coup de grandes claques sans avoir suffisamment de vitesse pour parer
les coups.
J'essaye de maintenir un cap au 270°
mais ça n'est pas évident du tout. Le soleil a de nouveau disparu,
et le plafond est bas.
17H25 : Allumage du moteur. J'en
ai marre d'être secoué dans tous les sens, et avec un peu de
vitesse cela devrait aller mieux. En plus, j'ai besoin de recharger
mon ordinateur. Des dauphins se joignent à nous, mais je n'ai
vraiment pas le cœur à jouer avec eux.
17H50 : Tien, encore une
bizarrerie. L'eau vient de changer subitement de... Oh Merde !
Et puis les choses se sont enchaînées
à une vitesse folle. Je n'ai rien eu le temps de noter et ce n'est
que le lendemain que je peux enfin mettre des mots sur ce qui
restera, je crois, un des pires moments de ma courte vie de marin.
J'étais en train d'écrire que l'eau
venait de changer subitement de couleur. Du bleu sombre, elle venait
de prendre une teinte d'un vert laiteux. Au même moment, je
m'aperçois que La Boiteuse flotte au milieu d'immenses plaques de
Sargasses. Des bancs compactes, de plusieurs milliers de mètres
carrés. Et encore au même moment, mes yeux tombent sur l'écran du
sondeur, et je vois s'afficher 16 m, 14 m, 12 m, …
Là mon cœur s'arrête. Je reste figé
quelques secondes, puis je me précipite dans le carré pour allumer
le PC et vérifier où nous sommes. Je sais bien que nous sommes à
quelque chose comme 100 milles de toutes côtes, et qu'à priori il
n'y a pas de haut-fonds dans la région, mais j'ai besoin de le voir
de mes yeux. Un fait exprès, le GPS prend tout son temps pour
acquérir ses satellites... Et quand enfin il me positionne sur la
carte, c'est au milieu d'une zone où on devrait avoir 2500 mètres
de fond, alors que le sondeur indique maintenant 8 m ! Non, 6,5
m !!!
A l'extérieur, c'est l'enfer. Le
bateau est immobile dans une mer chaotique. La vitesse est de 0,5
nœud alors que le moteur tourne ! J'accélère et monte à 1200
tours, mais on reste scotché comme une mouche dans du miel. La mer
semble bouillir, et les vagues déferlent... à l'envers ! Il
n'y a plus un pet de vent, et la bôme bat violemment. Je ne sais
plus où aller... Le vent a disparu, les vagues partent dans tous les
sens ; j'ai perdu mes repères.
Soudain j'avise à quelques dizaines de
mètre le bleu des profondeurs. J'oriente le nez de La Boiteuse vers
cette zone et j'accélère encore un peu, 1300 tours/minute.
Doucement, mètre après mètre, le bateau avance. Il rampe presque.
Au bout d'un temps interminable, j’atteins enfin ce qui me semble
être l'eau libre, sauf que le sondeur indique toujours 12 m de fond
et que La Boiteuse peine toujours a avancer !
Derrière moi, je peux enfin embrasser
du regard ce phénomène. J'aperçois une longue traînée laiteuse
recouverte de paquets denses d'algues, perpendiculaire à l'axe du
bateau. Elle fait parfois jusqu'à une centaine de mètres de large
mais semble n'avoir ni de début, ni de fin. Mais malgré la couleur
de l'eau libre, La Boiteuse est toujours engluée. On dirait qu'une
force invisible la retient. Je me dis que je dois être pris dans une
veine de courant ou quelque chose comme ça, alors j'essaye de longer
le bord de cette traînée végétale afin de prendre de la vitesse.
J'essaye à droite, puis à gauche, mais il ne passe rien. Je suis
toujours quasiment immobile, à la merci des vagues qui font rebondir
le bateau comme un bouchon de liège dans une marmite géante d'eau
bouillonnante. Je suis complètement paumé. Je ne comprends rien à
ce qui est en train de se passer...
Et c'est là que le vent est venu à ma
rescousse. Il est apparu comme Zorro, venant de l'est. Dès que je
vois ma GV se gonfler, je déroule le foc et grâce à mes deux
voiles et toujours le moteur, j'arrive enfin à prendre suffisamment
de vitesse pour m'écarter de la zone dangereuse. Le sondeur se met
en OFF, signe que nous avons maintenant plus de 100 m d'eau sous la
quille, et le GPS me dit que nous faisons route au 30° à 5 nœuds
au bon plein. Je commence à respirer, même si je ne suis pas encore
sorti d'affaire.
Car dans ma panique et mon empressement
à sortir de cette mélasse, je me suis échappé du mauvais côté !
Si je veux reprendre ma route, il va falloir que je traverse de
nouveau cet enfer !
Pour l'heure, je longe la zone
dangereuse en cherchant des yeux un endroit un peu plus étroit pour
traverser. Le soleil est couché maintenant, et je vois de moins en
moins. Là ! J'arrête le moteur, et vire, tout en remballant le
foc et en choquant la Grand-Voile. Vent arrière, et en profitant
d'une grosse vague je m'engage alors à pleine vitesse dans ce magma
verdâtre... S'en suivent quelques secondes d'éternité où je crois
que je vais m'engluer de nouveau. Le sondeur affiche 5 m... et la
vitesse est de 3 nœuds... YES ! On est passé !
Les pires cinquante minutes de ma vie de marin
Il est 18H40, et je viens de vivre les
pires cinquante minutes de ma vie de marin. Mais tout va bien
maintenant. Les alizées qui avaient mystérieusement disparus depuis
ce début d'après-midi, sont tout aussi mystérieusement réapparus.
Juste à temps pour me sortir de... De quoi d'ailleurs ? Je ne
sais même pas expliquer ce qui m'est arrivé. Et c'est bien ça le
pire... J'ai eu la trouille parce que justement je ne comprenais pas
ce qu'il m'arrivait.
Vingt-quatre heures après ces
événements, je devine un peu mieux ce qu'il s'est passé, même si
je n'ai aucune certitudes. A la sorti du Pot au Noir, c'est à dire à
la convergence entre la ZIC et le système océanique de l’hémisphère
nord, de forts courants de surface ont récolté et concentré des
tonnes et des tonnes de sargasses. Celles qui, à quelques centaines
de mille de là échouent en masse sur les plage de Martinique et de
Guadeloupe, se sont retrouvées amalgamées entre elle sur plusieurs
mètres d'épaisseur jusqu'à former... Une île flottante !
Et c'est dans ça, sur ça, que La
Boiteuse s'est échouée. D'où la couleur de l'eau qui change, le
sondeur qui s'affole, la quille qui s'englue dans les algues, le
bateau qui n'avance plus...
Voilà mon explication issue du recul
et de la réflexion. Si parmi mes lecteurs il y en a qui ont un jour
rencontré un phénomène similaire, je serais curieux de recueillir
leur témoignage. Position de l’île flottante : 05°17.0816N
50°02.5394W.
19H00 : Je suis vanné,
physiquement et surtout nerveusement. Mais avant de me reposer, il
faut que je mange... Kourou est à 149 milles.
Le mercredi 17 juin 2015 – Repos
et cogitations
06H00 : je devrais être en train
de faire le point, mais pour tout vous dire je m'en tamponne un peu
de savoir où je suis, combien de milles j'ai fait et dans quelle
direction. Je m'en bat les couilles mais à un point... Là, ce que
je veux, c'est savourer mon café sans m'en renverser dessus, et
fumer ma pipe en regardant le soleil se lever...
Bon, la première partie de la nuit a
été Rock&Roll puisque La Boiteuse s'est fait rouler deux fois
dans des déferlantes. Le bateau se couche, tout valdingue à
l'intérieur comme à l'extérieur (chatte comprise), et le cockpit
se rempli d'eau avec moi allongé dedans...Vous savez, il arrive un
moment où vous ne pouvez pas être plus mouillé que vous ne l'êtes
déjà. Passé ce stade, il ne vous reste plus qu'à vous pelotonner
dans votre duvet et attendre que votre chaleur corporelle transforme
ce bain froid en une douce tisane tiède... Bref, vers la fin je me
suis quand même pelé grave.
Sinon, vers minuit les étoiles ont
commencé à apparaître, le vent s'est calmé, et les vagues ont
arrêté de se casser la gueule dans mon bateau. Depuis, on avance
plein Est au vent arrière... et voilà.
Touline est restée consignée 36
heures dans le bateau et je vous prie de croire qu'elle apprécie de
prendre l'air. Surtout si c'est pour trouver un gros poisson volant
juste sous la barre ! Brave fille... Je trouve qu'elle a été
admirable pendant cet épisode. En fait, dans le genre
tu-restes-dans-ton-coin-et-tu-fais-pas-chier, elle a été parfaite.
Qu'est-ce qui va encore me tomber dessus ?
06H45 : Ça s’obscurcit à
l'Est... Qu'est-ce qui va encore me tomber dessus ? Ce serait
trop demander d'avoir une dernière journée tranquille, histoire
d'arriver peinard ? Non ?
07H10 : On a fait cinq nœuds de
moyenne cette nuit. C'est bien. Par contre au lieu de faire du 270°
on a fait du 300°... Ça, c'est moins bien. A cause de la fatigue et
du stress, je me suis laissé emporté un peu trop vers le Nord.
J'empanne, cap au 250° sous GV seule.
L'île du Salut est pile à 100 milles. Paradoxalement, si je ne veux
pas arriver de nuit, il ne faut pas que j'aille trop vite.
Logiquement, on devrait arriver demain matin... J'ai également
regardé l'option St Laurent du Maroni (puisqu'il fait beau et par
acquis de conscience), mais franchement j'en ai plein le cul. Donc ce
sera Kourou !
07H40 : L'océan a changé de
couleur. Il est plus sombre, presque noir avec des reflets vert
sombre. Je pense que c'est parce qu'on se rapproche des côtes. Mêmes
les sargasses, moins nombreuses cependant, sont marrons au lieu
d'être beiges.
08H00 : J'ai fini Walhalla
de Clive Cussler. Hier je n'ai pas pu lire de toute la journée.
10H35 : Je sais bien que je ne
dois pas aller trop vite, mais là je peine à faire mes 3,5 milles à
l'heure, toutes voiles dehors et au travers. Je pense que, comme
hier, je dois me trouver dans un courant contrariant (ou bien
contraire, comme vous voulez). J'espère que ça va évoluer parce
sinon on est bon pour arriver demain dans l'après-midi. Quoique...
On s'en fout un peu non ? L'important, c'est d'arriver.
11H45 : Ah tien ! Je vous
annonce que la deuxième jambe de mon régulateur a rendu l'âme.
Cela a dû arriver cette nuit, lorsque La Boiteuse s'est fait rouler
dans les vagues... Je suis surpris qu'elle ait tenu aussi longtemps.
La jambe je veux dire. Sauf que cette fois-ci, c'est la patte de
fixation qui a cédée. Ce sera la mission prioritaire dès mon
arrivée à Kourou : Trouver quelqu'un qui travaille l'inox.
Les Urgences à la Gwen
11H50 : Zut ! Alors que je
m’apprêtais à lâcher mon ris numéro un, je me suis arraché un
bout du gros orteil gauche. Je me suis fait un pansement à la
Gwen... Sopalin et adhésif électrique.
12H00 : Alors... Il nous reste 86
milles à faire. Ce qui, si nous conservons cette moyenne d'escargot,
nous fera arriver demain vers... 14H30. Ce qui correspond pile poil
aux horaires de la marée (la basse mer est à 12H15). N'empêche, si
je pouvais gratter un peu de vitesse...
12H30 : Je me suis fait des pâtes
au thon. On dirait que le vent se lève.
14H30 : J'ai un peu dormi, et au
réveil, tout en sirotant mon café, je me posais la question du
bien-fondé de ma décision de me rendre à Kourou plutôt qu'à St
Laurent comme prévu initialement.
Le fait est que si j'avais choisi St
Laurent au départ, c'était parce que je me disais que comme c'est à
la frontière avec le Suriname j'étais plus à même d'y rencontrer
des douaniers. Rapport avec mes problèmes de visa avec le Brésil.
Mes amis eux, je parle des équipages
du Capsun, de la Bella Flora et du Eole, étaient (ou sont encore), tous
à Kourou parce que c'est plus sympa et qu'il y a le Centre Spatial,
tout ça... Lorsque je suis parti, Caroline (de Capsun) m'a dit :
« On y sera quand tu arriveras ! ». Et elle parlait
de St Laurent.
Et ce que j'espère moi, c'est qu'ils
ne seront pas encore partis de Kourou ! Vous me suivez ?
C'est un pari que je fais là... Car si
ils sont déjà tous barrés à ma rencontre à St Laurent du Maroni,
je vais me retrouver tout seul comme un con à Kourou. Vous me suivez
toujours ?
Voilà donc où j'en étais de mes
réflexions.
14H40 : Ça y est, nous sommes sur
le plateau continental. 106 mètres de fond.
Faut que ça sèche !
16H05 : De toute façon (je viens
de vérifier sur l'ordinateur), je n'aurais pas pu rejoindre St
Laurent en temps et en heure pour être raccord avec la marée du
matin. Et la remontée du fleuve jusqu'à la ville représente une
trentaine de mille !
Qu'est-ce qui m'a pris de vouloir aller
là-bas ? Non, Kourou est définitivement le meilleur choix.
16H40 : N'empêche, c'est une
belle journée pour naviguer. Du soleil, juste un peu de vent mais
pas trop. Une petite houle d'un mètre pile au cul du bateau... Si la
nuit à venir est du même acabit, je pourrais dire que je finis
cette course en beauté ! Quand je pense à hier... J'en ai
encore des nœuds à l'estomac.
19H15 : Fiouuuu... Je viens de
passer deux heures a essayer de ce qui peut clocher avec l'enrouleur
du foc. Sans avoir trouvé, d'ailleurs. Je crois que c'est la drosse
qui est trop usée... Mais je n'en suis pas sûr. Là, j'ai réussi à
enrouler complètement le foc et on va continuer avec la GV seule
pour la nuit. J'ai les mains en sang... Encore une chose à faire
lors de la prochaine escale. Je crois qu'il est temps que j'arrive,
non ? Parce que la liste des choses à faire commence à être
longue.
19H20 : Sinon, à part ça, il
nous reste 60 milles à faire. On fait un peu moins de 4 nœuds, donc
si ça se maintient on devrait arriver aux Îles du Salut demain vers
midi. Après, il y aura encore dix milles à faire et on y sera !
20H00 : Dernier bol de nouilles
déshydratées. Demain soir je me fais un resto !
Le jeudi 18 juin 2015 - L'arrivée
Dernier matin
05H20 : Il fait encore nuit, et je
viens de terminer mon café. En fumant ma pipe je regarde vers
l'avant. Un peu sur tribord, j'aperçois un halo orangé... Kourou
est là, à une trentaine de milles. Je pensais être en mesure
d'apercevoir le phare de l'Île Royale, mais nous n'avons pas été
très vite cette nuit. J'attends qu'il y ait un peu plus de lumière
pour lâcher mon dernier ris pour gagner un peu plus de vitesse.
N'empêche, j'ai du mal à réaliser
que c'est pratiquement fini.
05H55 : Ça y est, j'ai la GV
haute. Sauf qu'avec le jour qui est arrivé je peux voir toute une
flopée de cumulus qui m'arrive dessus. Argh !
Bon, je suis à 160° du vent, donc en
principe ça devrait aller. Ce que j'espère c'est ces mignons ne
vont pas trop lever la mer parce que l'approche finale est plutôt
scabreuse avec des haut-fonds et un chenal plutôt étroit...
M'enfin, on verra bien.
06H00 : Il reste 26 milles à
faire. 36, si l'on compte l'arrivée au mouillage.
06H40 : C'est bien ma veine !
La Guyane c'est tout plat. Conséquence, il va falloir que j'attende
encore deux ou trois heures avant de pouvoir crier : Terre !
07H50 : Chouette ! Les nuages
m'ont épargné ! (En même temps, un peu plus de vent aurait
été utile)
08H00 : Il reste 18 milles. A
quatre nœuds, on y est dans quatre heures et demi. Parfait !
09H00 : Rhoooo... Vous savez
quoi ? J'ai hâte de pouvoir m'acheter un paquet de VRAI tabac à
pipe ! Un Amsterdamer serait parfait. Et puis manger des VRAIES
pâtes ! (Y'en a pas au Brésil, ils font ça avec de la semoule
et c'est insipide. A moins d'acheter des pâtes d'import, genre
Barilla, mais ça coûte un bras) Même si je me doute que cela ne
doit pas être donné, je crois que je vais me faire un peu plaisir
en arrivant.
09H10 : Terre en vue ! Je
vois une île ! Non, deux ! Hiiiiiiiiiihaaaaaa !!!
Hiiiiiiiiiihaaaaaa !!!
09H50 : Ça y est !
J'aperçois également quelques collines sur le continent. Ce n'est
pas aussi plat que dans mon souvenir, finalement la Guyane !
11H30 : J'ai mangé quelques pâtes
au thon. J'ai préféré manger plus tôt, parce que je sais que plus
tard, avec le stresse, je risque d'oublier.
12H00 : Allez, j'allume le moteur.
J'en ai marre de voir cette terre qui ne se rapproche pas.
12H50 : Putain, je n'aime vraiment
le bruit que fait mon arbre d'hélice... J'ai hâte qu'on arrive.
Plus que deux heures.
13H53 : J'embouque le chenal en
laissant la première bouée rouge sur tribord comme il se doit.
14H18 : Merde, le sondeur vient de
me lâcher ! Il indiquait 3,70 m et puis... plus rien. Je pense
que c'est dû à la turbidité de l'eau. On dirait de la boue
liquide.
14H22 : Le sondeur remarche. Non,
pardon, il vient de s’éteindre de nouveau. Ah, ben si, il
marche...
14H26 : Une vedette de la douane
me double à fond la caisse. Je salue innocemment de la main. C'est
drôle quand même, pour mon retour en territoire français après
quatre ans d'absence, et bien ce sont les douaniers qui constituent
le comité d'accueil !
14H35 : J'affale la GV. Comme le
chenal est assez étroit, je suis obligé de faire ça avec un vent
de travers. C'est pas facile.
14H40 : J'ai un gros doute sur les
horaires de marée... En plus il fait une chaleur, je ne vous raconte
pas.
Il n'y a plus qu'à passer le coude de
la rivière, non pardon, du fleuve, et je devrais apercevoir les
pontons du CSG (Centre Spatial Guyanais). Et là, ce sera la
surprise... Ils sont là ou pas là mes copains ?
14H50 : Ben... Y'a personne.
Merde, je suis déçu là... Fait chier.
Bienvenu en France !
14H56 : Attend... C'est un Bavaria
46 que je vois amarré à cette grosse bouée grise ? Oui !
C'est La Bella Flora ! Bernard et Françoise sont là !
15H00 et des boulettes, je jette la
pioche dans le lit du fleuve alors que Bernard et Françoise me
rejoignent en annexe. Putain ça fait du bien de voir des visages
amis après tous ces jours en mer !
Et voilà ! Ainsi se termine le
récit de cette navigation. Au bilan, 1478,7 milles de parcourus en
treize jours et sept heures. Le régulateur d'allure est cassé, la
barre a du jeu, l'enrouleur de foc est HS, l'arbre d'hélice doit
être réaligné... Donc, j'ai un peu de boulot devant moi. Mais je
suis content d'être arrivé... Me voici dans le département de la
Guyane !
Dis, c'est une île qu'on voit là-bas ?
On arrive !
La pointe de Roches et l'entrée du fleuve Kourou
Bravo Papa ! Mais, quand est-ce qu'on va à terre ?