12°53.377S
38°41.045W
Itaparica,
Bahia
Ce mardi 3 mars, alors que l'après
midi touchait à sa fin, et que je terminais de visionner les
derniers épisodes de la saison quatre de Game Of Thrones (avant le
début de la saison cinq prévu pour le 12 avril, avis aux
amateurs !), j'entends qu'on m'appelle depuis le ponton. C'est
Dennis, le gérant de la marina. Il m'informe que la Police Fédérale
et la Receita (les Douanes) l'ont appelés au téléphone pour lui
demander de signaler s'il y avait des bateaux « illégaux »
par chez lui, et qu'ils prévoyaient de passer faire un tour ce
mercredi pour vérifier. Merde, merde, merde ! Il faut que je me
tire, et vite !
Je jette un œil sur la météo, et je
constate que pour la journée du mercredi et du jeudi les vents
seront au Sud-Est, entre 100° et 120°, c'est à dire favorables
pour remonter. Ensuite ça se gâte mais si j'ai bien avancé pendant
ces deux premiers jours, ça devrait passer quand même... Sinon, je
pourrais toujours faire escale à Macéio.
En quelques minutes ma décision est
prise, je vais m'en aller et tenter de remonter jusqu'à Jacaré.
Aussitôt c'est le branle-bas de combat sur La Boiteuse. Je range ce
qu'il y a à ranger, je fais le plein d'eau, je me prépare
mentalement à ce qui m'attend...
Le mercredi 04 mars 2015 – Troisième
tentative
06H20 : La Boiteuse est
pratiquement prête. Je n'ai plus qu'à faire quelques courses pour
l'avitaillement et à régler ce que je dois à la marina, et on va
pouvoir y aller. Touline m'observe assise sur le ponton, et étant
donné le regard qu'elle me jette je vois bien qu'elle a compris
qu'on est sur le départ. Ça va être coton de lui mettre la main
dessus...
08H30 : Ça y est, on est parti !
J'ai récupéré la chatte allongée de tout son long dans la cabine
arrière du bateau de Jacques et Claudine. Ceux-ci me larguent les
amarres et me souhaitent une bonne nave. Je fais un petit tour
d'honneur pour saluer à mon tour les bateaux-copains. François,
Fatiha et leur fille Mohanna me saluent au passage. Bye-bye tout le
monde !
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Aux abris ! |
08H40 : A peine ai-je passé la
pointe nord de l'île que j'avise un super orage qui surplombe la
baie de Tous Les Saints. Il est massif, bien dense, et la pluie fait
comme un grand mur gris droit devant La Boiteuse. Je ne crois pas aux
augures, mais si c'était le cas je dirais que ça commence mal et
que la suite du voyage risque d'être un chouïa galère...
09H00 : Ça y est on est dedans.
Il pleut des seaux, des bassines, des citernes d'eau ! J'essaye
de rester à l'abri sous la capote mais cela ne sert à rien. Je suis
trempé jusqu'aux os ! La visibilité est quasi-nulle. Un
voilier brésilien qui était parti quelques minutes avant moi est
apparemment en train de faire demi-tour. Il me passe sur tribord en
me faisant signe, le pouce vers le bas, qu'il abandonne. Puis,
devinant sans doute que je naviguais sous pilote automatique et avec
une carte électronique il enquille derrière moi. Et me voilà
transformé en poisson pilote !
09H40 : Le grain est passé. J'ai
arrêté le moteur pour voir ce que ça donne à la voile. Malgré la
marée montante, on avance quand même à trois nœuds et des
brouettes.
10H05 : Bon ben on va remettre
Mercedes en route hein ? Parce que là on n'avance plus du tout.
12H00 : RAS. Toujours au moteur
avec la GV en appui sur une mer presque d'huile. Nous nous approchons
du Cabo Santo Antônio. Chose intéressante, le peu de vent qu'il y a
semble venir sur Sud-Ouest. Sans doute un thermique.
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Le soleil tape de nouveau |
12H50 : On attaque la partie la
partie compliquée. Celle sur laquelle je me suis cassé les dents
par deux fois déjà. Dix milles bout au vent, avec le courant
contraire sans possibilité de se dégager. On avance à deux nœuds.
14H40 : Quatre nœuds ! C'est
beaucoup mieux hein ? Sauf qu'on n'est pas encore sorti d'affaire
car le vent est encore trop faible. Je pense que je vais garder le
moteur encore jusqu'à la nuit, histoire d'assurer le coup. Cap au
100°.
15H20 : Yes ! Le vent
commence à se lever à peu près là où il était sensé être.
18H00 : Comme prévu j'arrête le
moteur et je fais un point. Nous avançons sous voile à plus ou
moins trois nœuds et, ô joie, dans la bonne direction ! Cap au
40°, parallèle à la côte. Le seul souci c'est que je suis à 45°
du vent apparent, au près serré donc, et que cela ne me laisse pas
beaucoup de marge de manœuvre.
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Coucher de soleil sur Salvador |
18H25 : Bon, finalement le cap
n'est pas aussi génial que je ne le pensais... J'aurais préféré
m'éloigner de la côte plutôt que de la longer, et naviguer toute
une nuit en s'éloignant m'aurait procuré plus de marge de manœuvre
au matin si le vent venait à refuser. Mais bon, on avance vers le
nord, et je me dis que c'est déjà ça de gagné ! Je n'ai pas
encore de véritable raison de me réjouir, mais je prends les choses
comme elles viennent. Demain matin, on verra où j'en suis et je
verrais s'il y a lieu de fêter ce départ enfin réussi de la baie
de Salvador ! Après cinq mois d'escale, il était temps, non ?
Le jeudi 05 mars 2015 - Demi-tour !
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Premier matin |
06H00 : Bonjour ! La nuit a
été assez calme. La première partie j'ai été obligé de faire
gaffe à quelques travailleurs de la mer qui, comme de par hasard,
avançaient dans la même direction que moi. Mais le reste de la nuit
je fus seulement dérangé par un cargo qui naviguait loin sur
tribord. Le cap a été bon, mais la vitesse par contre fut...
Désespérante. 2,7 nœuds sur les douze dernières heures... Foutu
courant ! Dès les premiers rayons du soleil j'ai envoyé un peu
de toile à l'avant, mais pas trop car je ne veux pas augmenter ma
dérive. A ce train là, il va me falloir une semaine pour rallier
Jacaré...
09H30 : Matinée tranquille, faite
de lecture et de quelques grains passagers qui obligent à tout
ranger dans le cockpit, mais aussi qui rafraîchissent grandement
l'atmosphère. La Boiteuse poursuit son petit bonhomme de chemin au
bon plein maintenant, et c'est très bien comme ça.
12H00 Trois nœuds de moyenne générale
ces dernières vingt-quatre heures, que dire de plus ? Si ce
n'est que mon bateau mérite bien son nom !
A l'horizon j'aperçois un front
nuageux qui ne me dit rien qui vaille... Ce ne sont pas des orages,
mais on dirait bien un front froid. Bizarre.
14H50 : Bon ben les enfants, on
est un peu dans le caca. Avec les nuages est arrivé un vent assez
fort (F4-5) qui nous a fait bien avancer, mais pas dans la bonne
direction puisqu’il provenait du Est-nord-est. Résultat, j'ai fait
route au 15° au lieu du 40° nécessaire et obligatoire. C'est à
dire que si je continue comme ça, je vais finir par percuter une
plage Brésilienne... Je me retrouve dans la même situation que lors
de ma deuxième tentative d’exfiltration.
15H56 : Cela fait une heure que je
me torture les méninges. Apparemment, et d'après les gribs, le vent
devait bien virer un peu au Nord-Est, mais pas aussi tôt et pas avec
autant d'angle... La fenêtre météo est en train de se refermer
juste devant moi, et plus ça va moins je vais pouvoir tenir mon près
sur ce bord.
Il n'y a pas une solution, mais trois.
La première serait de virer de bord en espérant que ce nouveau cap
me fasse gagner de l'Est. Même si je dois faire ça pendant un jour
c'est pas grave du moment que je puisse remonter plein Nord ensuite.
La seconde solution serait de mettre le
moteur en marche et de filer à l'Est autant que possible, mais vu ma
faible autonomie et la mer formée cela ne me tente pas trop...
La troisième solution, serait de faire
demi-tour. Mais là franchement j'aurais bien les boules si je devais
en arriver à ça !
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Ma pomme |
16H40 : La Boiteuse file ses cinq
nœuds au 220°, droit sur... son point de départ !
Après avoir bien réfléchi, j'ai
finalement décidé que cette troisième fois ne serait pas la bonne.
Et ce pour plein de raisons. D'abord parce que j'ai essayé de virer
de bord mais même en faisant un près ultra-serré je faisais quand
même un cap au 180°. Et puis j'ai refais encore une fois mon
analyse météo et j'ai vu qu'il n'y avait quasiment aucune chance
que les choses évoluent dans le bon sens. La fenêtre se refermait
juste sous mon nez et n'allait pas s'ouvrir de la semaine.
Bordel à queue ! Si je n'étais
pas parti aussi précipitamment, j'aurais bien vu que rallier Macéio
en moins de deux jours c'était infaisable ! Des fois je vous
jure, je me trouve nul, mais nul...
18H00 : C'est officiel, je suis
maudit. Avoir fait cent milles et être obligé de faire cent autres
milles dans l'autre sens...
Le vendredi 06 mars 2015 – Chaud
aux fesses
05H00 : Putain de nuit... Jusqu'à
minuit tout allait bien, et j'envisageais de pouvoir rallier
Itaparica en milieu de journée, et puis ça a été la pétole
entrecoupée d'averses. J'ai réussi à dormir un peu malgré le
boucan que faisait la baume et les trombes d'eau aussi subites
qu'heureusement éphémères.
Là je me tâte : J'allume le
moteur ou pas ? Il reste 53 milles à faire, et on n'y sera pas
avant la fin de la journée de toute façon. Avec ou sans moteur.
05H20 : Allumage de Mercedes, qui
me fait quelques frayeurs en se faisant tirer l'oreille.
07H35 : Le vent se lève, et il
vient... de l'ouest ! Il s'agit d'un thermique matinal bien sûr,
mais ça fout un peu les boules tout de même. Le bon côté de la
chose, c'est qu'avec la GV en appui et la houle dans le dos, La
Boiteuse fait des pointes à six nœuds. Arrivera t-on avant la
nuit ?
09H30 : Je pense qu'on arrivera
vers 17H00 à ce rythme. Ça dépendra de la marée.
09H55 : Je me dis que j'ai bien
fait de prendre la décision de revenir. Si j'avais persévéré je
me serais retrouvé dans la merde sans possibilité d'avancer, ou
même de revenir, prés des côtes à 125 milles d'un atterrissage
possible. Je ne dis pas ça pour me justifier hein ? Enfin, je
ne crois pas...
J'essaye de prendre ce troisième échec
avec philosophie mais je commence tout de même à remuer de sombres
pensées... concernant ce voyage et ma vie en général. Voilà
bientôt quatre ans que je pérégrine et je trouve que cette
dernière année a été plutôt merdique. Je parle de nave, mais pas
que. Pour tout vous dire, depuis quelques mois il m'arrive d'imaginer
tout laisser tomber. Oui c'est vrai, parfois je pense à vendre le
bateau, à prendre un avion... Et puis très vite, je me mets avoir
peur de ce que serait alors mon avenir. Un grand vide, un trou
noir... Et puis je me rappelle que j'ai brûlé mes amarres, que
rentrer est maintenant quasiment impossible pour moi, que la solution
serait pire que le problème, que je me suis condamné moi même à
avancer sur mon rafiot... Et que si j'ai fait ça, c'est parce que je
croyais dur comme fer que le bonheur ne viendrait jamais à moi et
qu'il faut que j'aille le chercher moi-même. Je pense alors à mon
pote Christophe qui lui l'a trouvé le bonheur... Sous la forme d'une estonienne perdue en Terre de Feu. Alors je me remets à espérer.
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Averse tropicale |
10H20 : Un grain passe lentement.
Il y a un truc que j'aime bien avec la pluie sous les tropiques,
c'est qu'elle a l'air moins mouillée que les autres. C'est intense,
court, et quelques minutes après tout est sec !
10H35 : Ça y est, les buildings
de Salvador sont en vue.
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Les dunes d'Ipitanga |
11H10 : Alors que je m’apprête à
passer la Ponta Itapua, j'aperçois les grandes dunes qui surplombent
Ipitanga (c'est marqué sur la carte). De loin on dirait des pentes
enneigées que la silhouette des cocotiers sur la plage rendent
encore plus improbables.
12H00 : J'ai faim. Je me prépare
un bol de nouilles. Il reste 24 milles à faire. Avec un peu de bol on
arrivera avant la nuit. Non pas que cela m'inquiète car je commence
à connaître le coin (à force !), mais c'est tout de même mieux
d'avoir la lumière du jour.
14H00 Pile : Nous recroisons pour
la... septième fois le Cabo Santo Antônio. Coup de bol, j'arrive
avec la marée et La Boiteuse file à 6,6 Nœuds !
Toute la journée il a fait gris et il
n'y a quasiment pas eu un pet de vent. J'essaye d'imaginer mon
troisième retour à la marina. C'est sûr que là ils vont commencer
à se dire que je suis un bien piètre marin. J'espère seulement que
les flics seront passés, et ne repasseront....
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Cabo Santo Antônio |
14H20 : Oh putain ! Je n'ai
pas le temps de finir ma phrase que j'entends simultanément un bruit
de moteur et une voix qui m’interpelle ! Un zodiac de la
Marinha do Brasil est arrivé dans mon dos, avec deux types à bord,
et il me demande de m'arrêter. Là, je suis pris au dépourvu et
j'ai les boyaux en vrac. Ils s'amarrent à la Boiteuse et me
demandent alors les papiers du bateau... Là, je ne sais pas si je
fais bien, mais je fais celui qui ne comprend pas très bien le
portugais. Je me fais tirer l'oreille, les fais patienter un peu, et
je leur présente le livret de francisation. Puis, ils me demandent le
papier d'entrée délivré par la Capitania lors de mon arrivée au
Brésil... D'une main un peu tremblante je leur tends le document,
m'attendant à m'entendre dire que celui-ci date un peu (presque un
an !). Le gars y jette un œil et me demande si je viens d'Uruguay.
Je réponds, oui monsieur, Uruguay ! En français.
Il le rend alors en me demandant de
passer les voir pour me faire enregistrer puis me remercie et le
zodiac s'en va.
J'ai les joues en feu et une
irrésistible envie de boire un verre de quelque chose de fort. Je
m'allume une clope et j'inhale profondément la fumée. Mon cœur
ralenti... Ouf, ça s'est bien passé !
15H05 : Et merde... en voilà un
autre. Là c'est une vedette rapide escortée par un jet ski. Putain
de merde !!!!
 |
Le même |
15H10 : Ouf ! Là aussi ça
s'est bien passé. En fait, j'étais dans le rail qu'empruntent les
ferry et les gars se demandaient si j'étais au moteur ou à la voile
(les deux en fait). Question de privilège par rapport au ferry qui
se pointait sur mon tribord. Je les rassure en virant ostensiblement
afin de laisser passer le ferry : Tribord amure c'est lui qui a
priorité.
Oh lala... Mais vous croyez qu'un jour
je vais en avoir fini avec les emmerdes ?
15H35 : Deux contrôles en
l'espace de quelques minutes, je me dis qu'avec le bol que j'ai je
vais trouver les fédéraux sur le ponton de la marina.
Bon, en même temps c'est vendredi
soir, et il y a de grande chance qu'ils soient en weekend jusqu'à
lundi...
15H35 : Bon allez, j'arrête de
gamberger ! On arrive dans une petite heure.
16H45 : J'arrête le moteur, on
est arrivé. Je me suis amarré sur le ponton extérieur, quasiment à
la même place qu'avant. Fatiha qui faisait sa lessive sur le ponton
m'a gracieusement aidé. Je regarde le compteur de milles : 196
milles de parcourus pour en arriver au même point. Je suis dégoutté.
Épilogue :
 |
On n'est pas déjà passé par là dis ? |
Le lendemain de mon retour, une
mauvaise surprise m'attendait dans les bureaux de la marina
d'Itaparica. La Police Fédérale était passée et repasserait,
probablement lundi, que je ferais mieux de partir, etc. A travers les
arguments de Dennis, j'ai compris que ces mêmes autorités
n'étaient pas vraiment à la recherche de voileux illégaux, mas
plutôt qu'ils recherchaient un bateau bien particulier, sous
pavillon français, soupçonné de trafic de drogue. Moi, je risquais
juste de me faire prendre dans le filet... J'ai surtout compris qu'il
avait envie que j'aille me faire pendre ailleurs. Il me couvrait
depuis cinq mois, et sa bonté avait certainement atteint ses
limites. Il eut quand même la sympathie de m'indiquer quelques
endroits où je pouvais toujours tenter de m'incruster.
J'étais un peu abattu comme vous le
supposez sans doute, mais je pris mon parti assez vite de la
situation. Ok, dès lundi je me rendrais dans la baie d'Aratu pour
aller voir si je peux trouver une place.
En fin d'après midi, la chance me
sourit enfin. J'étais en train de papoter avec les copains sur mes
petits malheurs de clandestin, lorsqu'un français s'est mêlé à
la conversation pour nous éclairé de son opinion averti. Et pour
averti il l'était puisqu'il s'agissait ni plus ni moins de Monsieur
le Consul Honoraire de France à Salvador !
Celui-ci m'a bien rassuré sur ma
situation et m'a convaincu que je ne risquais au pire qu'une amende
de 900 Réals et en aucun cas de la saisie du bateau. Il m'a même
filé ses coordonnées au cas où j'aurais besoin de lui...
Rassuré, et fort de ce nouvel appui et
de ces nouveaux arguments je suis retourné aux bureaux dès lundi
matin pour annoncer fièrement à mon Dennis que je restais où
j’étais ! Enfin, jusqu'à la prochaine fenêtre météo
favorable !
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Au près serré je fais le contre-poids... A ma façon ! |