10°40.788N 61°37.257W
Carenage
Bay, Trinidad
Quelques minutes après mon arrivée à
Carenage Bay, je retrouvais Patrick à bord du Capsun pour un
café bien mérité. Nous étions ravis de nous revoir après six
mois, et nous échangeâmes les premières infos. Patrick était
depuis deux mois au mouillage, et semblait content de son sort.
L'endroit était assez sécurisé, peu de vent et de houle, les fonds
étaient fait de vase fine mais semblaient tenir. L'argument final du
coût, 100 US$ par mois, termina de me convaincre : J'allais
m'abstenir de prendre une bouée et allais mouiller au milieu des
copains. Après tout, j'avais bien mouillé deux mois dans le fleuve
Kourou et il ne m'était rien arrivé... Et pourtant ce n'était pas
une sinécure, croyez-moi !
Ainsi, en milieu d'après-midi la
lancha du club et son moteur de 40 chevaux m'aidait à
mouiller mon ancre au milieu des autres.
La Boiteuse au mouillage |
Tout se passait bien, et ce jeudi 08
octobre présumait d'être comme tous les autres jours. Ensoleillé
le matin, avec peut-être quelques nuages l'après-midi.
Personnellement, j'attendais la pluie avec impatience car il n'avait
pas plu depuis mon arrivée et je n'avais pas envie de me taper une
corvée de bidonnage. N'ayant rien de particulier à faire, j'ai
passé ma matinée sur mon ordinateur tout en papotant avec les
copains. Puis, vers midi chacun a regagné ses pénates pour le
repas, et bien plus important, la sieste qui s'ensuit.
Ça se lève... |
J'arrive sur mon bord et commence à me
préparer à manger, un pavé de steak américain avec quelques
pâtes. Dehors, le ciel est couvert et le vent s'est levé. La
Boiteuse commence à tirer des bords sur son ancre.
Soudain, alors que je peaufinais la
cuisson de ma viande, j'entends le son aigrelet d'une corne de brume
en plastique. Vous savez, ce genre de truc qu'on trouve dans les
ships et qui ressemble à un jouet d'enfant... Et qui en a la
puissance. Il s'agit d'un de mes voisins, Brice sur Chintouna, qui cherche à
attirer l'attention des boat-boys parce qu'il a repéré deux
voiliers dans le fond de la baie en train de jouer les
autos-tamponneuses. Les deux ont beau être sur corps-morts, ils ont
quand même trouvé le moyen de se retrouver nez à nez et de se
toucher.
Le vent emporte les tut-tut-tuts de la
corne, et sur le ponton personne ne réagit. N'écoutant que ma
gentillesse proverbiale j'éteins alors le feu sous la poêle et je
saute dans mon annexe pour aller proposer mon aide. Après un détour par Chintouna, je fonce vers le ponton et averti les employés qui prennent
leur temps, tout leur temps, pour aller voir ce qui se passe. Sur le
retour, je refais un arrêt chez Brice, et on commence à papoter sur nos
diverses expériences de mouillage, les coins qu'on a faits, le type
d'ancre, le métrage de chaîne, etc. Kourou restant une référence
en matière de mouillage merdique ! Bref, probablement le sujet
de conversation le plus prisé du marin-voyageur, et personne n'est
pour l'instant inquiet quant à la tenue de son propre mouillage.
Sauf que pendant que nous causions, ça
commence à se lever vraiment... Des risées arrivent de tous les
côtés et s’abattent sur la petite baie en soulevant des embruns.
Euh... Il serait peut-être temps que je rejoigne mon bord non ?
Je fonce vers La Boiteuse et alors que j'accroche le boute de
l'annexe je vois du coin de l’œil Chintouna qui commence à déraper !
Bordel ! Même pas deux minutes
avant, nous parlions de la tenue de notre ancre et de la confiance
que nous y mettions, c'est vraiment pas de bol...
J'entre dans le carré, et je m’apprête
à remettre le feu sous les pâtes lorsque j’entends gueuler à
l'extérieur. Je jette un œil... Putain ! Là c'est moi qui ai
décroché !!! Le voilier que je vois derrière moi et vers
lequel je me dirige, ce trouvait encore il a deux minutes à 50 mètres
de moi ! Son propriétaire, un brésilien, est à l'avant et
commence à placer des pare-battages en prévision de l'inévitable
collision ! De mon côté, malgré le préchauffage défectueux
je m'échine à essayer de démarrer le moteur. En vain...
La Boiteuse recule toujours sous les
bourrasques de plus en plus fortes. Je laisse tomber la clef de
contact et je me précipite à l'arrière pour parer autant que faire
se peut les dégâts. Le régulateur manque d'écrabouiller l'annexe
du brésilien, une Babana Boot d'une extrême fragilité.
Heureusement, au dernier moment La Boiteuse vire un peu, et l'annexe
rigide que m'a loué la marina fait tampon entre nos deux bateau.
Ouf ! Ça passe sans dégât !
Mais ce premier obstacle évité, il en
reste d'autres... Je décide de sortir mon ancre de secours qui se
trouve au fond du coffre arrière. Je balance tout ce qui m'empêche
d'y accéder dans le cockpit et je la sors... Pour m'apercevoir
qu'elle est tellement rouillée qu'elle est inutilisable ! Là,
je me maudis car il s'agit bien d'une négligence de ma part.
J'aurais dû en prendre soin. Mais bon, c'est pas grave, pour
l'instant j'ai autre chose à faire qu'à me faire des reproches car
La Boiteuse vient de reculer de cent mètres et se dirige maintenant
vers l'étrave d'un ketch américain.
Le Mighty Sparrow |
A l'avant du ketch américain en acier,
le Mighty Sparrow, il y a
Mary-Ann, 74 ans, qui me regarde arriver droit sur elle. Boum,
crac !!! La Boiteuse percute l'étrave du ketch avec son flanc
tribord, glisse et se met bord à bord. Avec Mary-Ann nous tentons
tant bien que mal de protéger nos bateaux respectifs avec des
pare-battages, mais les vagues font danser les coques les unes contre
les autres. Malgré nos efforts, je vois des bouts de listons qui
éclatent avec des craquements sinistres... Soudain j'ai l'idée,
peut-être saugrenue, d'essayer de m'amarrer au ketch, histoire
d’arrêter de dériver. C'est une coque acier qui doit bien faire
vingt tonnes, mouillées avec une grosse chaîne de douze,
normalement ça devrait bien m'arrêter... Mais non ! Son ancre
décroche à son tour et nous voilà partis tous les deux !
Là, ça se complique sérieusement...
Nos deux bateaux liés entre eux par l'avant reculent
et se dirigent droit vers le rivage. Au passage, nous percutons un
troisième bateau sur corps mort, son davier éraflant sérieusement
le flanc tribord du ketch. Franchement, à ce moment précis, je
crois que nous allons aller tous les deux à la côte... J'en avise
Mary-Ann, tout en là rassurant en lui disant que nous ne sommes pas
en danger pour autant.
C'est là que la chance, qui s'était
faite plutôt discrète ces dernières minutes, est intervenue. Nous
avons dérivé encore sur une cinquantaine de mètres, puis l'arrière
de la Boiteuse est venu percuter une épave bleue qui se trouvait là.
Son safran s'est pris dans la ligne du corps mort, et du coup nos
deux bateaux se sont trouvés immobilisés nez à nez. La Boiteuse
retenue par son safran et cognant avec force contre l'épave, et le
Mighty Sparrow accroché
par l'avant à la proue de La Boiteuse...
Une épave bienvenue |
La situation était précaire, mais
elle avait le mérite de m'offrir une pause. Je ne sais pas
exactement combien de temps s'était écoulé depuis que l'ancre
avait décroché, sans doute moins d'un quart d'heure, mais j'avais
l'impression que cela faisait des heures de que je bataillais. Le
vent soufflait toujours très fort, entre 35 et 40 nœuds m'a t-on
dit par la suite, et la pluie commençait à tomber.
Je jette un coup d’œil autour de
moi : C'est la débandade dans la baie. Quasiment tous les
bateaux au mouillage ont dérapé ou sont en train de le faire. C'est
à dire en tout neuf voiliers... Obligés de remonter leur ancre en
catastrophe et de faire des ronds dans l'eau en attendant que ça
passe, ou pour le moins d'étaler au moteur.
Le vent se calme un peu, juste un peu,
et maintenant c'est la pluie qui tombe en averse violente. Je me
réfugie à l'intérieur et en profite pour fumer une pipe. Il n'y a
rien d'autre à faire qu'à attendre. Mon steak est froid dans la
poêle mais je n'ai pas vraiment le cœur de me remettre aux
fourneaux. Nous ne sommes pas encore en sécurité et la ligne de
mouillage qui est coincée dans le safran est bien fine...
Le flanc tribord de La Boiteuse
continue à frapper contre l'épave à chaque vague. Un de mes
pare-battages a déjà explosé, et les autres peinent à faire leur
boulot. Le liston a disparu sur plusieurs mètres, et à chaque choc
j'aperçois des bouts de gelcoat qui volent. Putain... J'ai une
pensée fugace pour ce que cette aventure va me coûter, mais je
l'évacue très vite. Chaque chose en son temps. Pour l'instant je
dois mettre La Boiteuse en sécurité.
Lorsque la pluie cesse enfin, et que le
vent semble définitivement tombé, le bateau à moteur du club
arrive enfin. Il s'en suit quelques palabres inutiles sur la manière
de démêler le Mighty Sparrow
et La Boiteuse, et sur le fait que je leur demande de me conduire sur
un corps morts. Ça n'a pas l'air de leur convenir. A la fin, je
hausse un peu le ton, et j'ordonne. Avec un moteur en rade, il est
hors de question que je retourne au mouillage. C'est comme ça et ce
n'est pas autrement.
Devant ma détermination, les employés
cèdent et font comme je leur dis. On frappe une aussière à l'avant
de la Boiteuse et je largue celle qui retient le ketch. Pendant que
les 40 chevaux du hors-bord me halent, je remonte mon ancre qui fort
heureusement n'est pas prise dans la chaîne du ketch. Mary-Ann me
regarde partir un peu inquiète. Je la rassure en lui disant que son
bateau ne bougera plus maintenant et que de toute façon dès que mon
bateau est amarré, je reviens lui filer un coup de main et rester
avec elle le temps que son mari Ron revienne.
Quelques minutes plus tard La Boiteuse
est amarrée sur son corps mort. Dans la baie, les voiliers qui
avaient levé l'ancre en catastrophe mouillent de nouveau les uns
après les autres. Ron à rejoint son bord et le Mighty Sparrow est
de nouveau ancré correctement. Le coup de vent est terminé et tout
rentre plus ou moins dans l'ordre sauf que tous les bateaux ont
changé de place !
Oups ! |
Comme promis, sitôt amarré je saute
dans mon annexe de location, et je commence à faire la tournée des
bateaux que j'ai touché en dérivant. Tout d'abord le brésilien.
On a eu beaucoup de chance, car son annexe est intacte. J'ai pourtant
bien cru que j'allais en faire du petit bois...
Ensuite je retourne vers le Mighty
Sparrow. Lorsque j'arrive je suis dans mes petits souliers... Mais
l'accueil de Ron et Mary-Ann me rassure assez rapidement. Ron est
hilare et sa femme a retrouvé le sourire. Ça fait trente ans qu'ils naviguent dans ces eaux, et ils en ont vu d'autre !Tout en buvant un verre de
jus d'orange, nous évoquons les dégâts qu'ils ont subi et que je
me propose de rembourser, bien sûr, dans la mesure de mes moyens.
On verra demain me dit Ron ! Pour
l'instant let's have a drink ! Ces deux petits-vieux du New
Jersey sont décidément adorables !
Le liston est fichu |
Bon, quelques jours sont passés depuis
cet événement et son bilan est heureusement relativement minime.
Enfin, ce que je veux dire c'est que ça aurait pu être pire. C'est
La Boiteuse qui a le plus morflé, mais toutes proportions gardées
ce ne sont que des dégâts cosmétiques. Cette semaine je vais aller
voir un menuisier pour demander un devis afin de remplacer le liston.
Pour le reste, et bien ce sera un peu de mastic et de l'huile coude.
Un bon coup de peinture serait le bienvenu, mais je ne crois pas que
j'en ai les moyens pour l'instant.
Pour les dégâts sur le Mighty
Sparrow, Ron doit remplacer quelques centimètres de son liston à
lui, plus quelques vis à remettre par-ci par-là. Rien de vraiment
coûteux heureusement. Franchement, je trouve que je m'en sors
bien...
Non, s'il y a dégâts, ils sont
surtout dans ma tête. Moi qui commençais à avoir confiance dans
mon mouillage, je me retrouve à détester ça encore plus qu'avant.
Je hais les mouillages, mais à un point que vous ne pouvez pas
imaginer !
Et ça, franchement, si on va au bout
du bout de la logique, ça remet sérieusement en question mon
voyage... Économiquement parlant je veux dire. J'ai déjà plus ou
moins fait une croix sur les marinas à pontons, mais si je veux
continuer à vivre sur mon bateau je ne me sens plus pouvoir me
passer de corps morts pour autant... Bref, encore une grande question
que je vais devoir résoudre dans les semaines qui viennent.
Ah oui, un dernier mot. Ce coup de vent
imprévu a été bien plus fort sur l'île de Tobago où ils ont eu
des vents de 60 nœuds. Et c'est là où se trouve Pelagos, Thétis
et La Bella Flora dont je n'ai pas de nouvelles... Donc les copains, si
vous me lisez, soyez gentils de me tenir au courant.
Un mouillage peinard qu'il disait l'autre... |