37°35.786N 00°58.814W
Cartagena
Lorsque je suis arrivé à Cartagena, et alors que je cherchais de quoi confectionner mon repas du soir, je suis tombé sur une de ces acampadas, comme il en existe un peu partout en Espagne depuis le 15 Mai.
Aussitôt, vous me connaissez, mon sang de citoyen n’a fait qu’un tour et j’ai alors sorti mon appareil pour prendre quelques photos. La politique, et les mouvements sociaux en général, ont été pendant deux ans et demi mon pain quotidien de blogueur citoyen et ce n’est pas parce que je voyage à présent que j’ai laissé mon militantisme de côté pour autant.
Je prends quelques photos, et je me dis que je pourrais profiter de cette escale pour, peut-être, approfondir le sujet… Mais pas ce soir, je suis crevé et j’ai la dalle.
Je poursuis mon chemin, mais je m’aperçois assez vite qu’un homme me suit… Je raffermis ma main sur ma canne et je fais mine de l’ignorer, mais je ne suis pas rassuré quand même. Au bout d’un moment de ce jeu de dupe, je décide de m’arrêter et de donner l’occasion à mon suiveur de m’aborder. Il a la trentaine et après avoir longuement hésité entame la conversation.
Passé le moment où il comprend que je ne suis pas espagnol et qu’il doit un peu modérer son débit pour que, moi, je le comprenne, il m’explique qu’il m’a vu prendre des photos et qu’il ne souhaite pas paraitre dessus… Pas de problème, je lui montre mes clichés et efface devant lui la seule photo où il apparaissait. Ce malentendu dissipé, nous nous mettons à discuter et nous parlons de ce mouvement des « indignados ».
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Slogans |
Moi, je vais être franc, au départ je n’ai pas vraiment saisis ce qui se passait exactement, et d’ailleurs je ne suis toujours pas sûr de l’avoir compris maintenant, après quelques heures passé en leur compagnie. La politique espagnole est pour moi relativement mystérieuse et pleine de contradictions, et ne correspond pas vraiment à la la grille de lecture que j’ai l’habitude d’utiliser.
Mon premier sentiment en voyant ce « campement », ça a été l’incrédulité. Une bande de punk à chiens squattant l’espace public et profitant des mouvements arabes pour faire parler d’eux. Des jeunes sans repères, frappés par la crise, et qui se réfugient dans la protestation tous azimuts, dans le « tous pourris », pour exprimer leur mal être.
Je me trompais.
Malgré cette première impression négative, j’étais intrigué. Je n’arrivais pas à comprendre la finalité de ce mouvement et ça, ça m’agaçait. De plus, je ne pouvais m’empêcher de deviner par delà ce bel enthousiasme quelque chose qui clochait. Heureusement, je ne suis pas du genre à rester sur des jugements définitifs, et lorsque je ne comprends pas quelque chose, il faut que je cherche. Et bien c’est-ce j’ai fais, je suis allé à leur rencontre pour me faire expliquer de quoi il retournait exactement…
La première personne à qui j’ai parlé, en dehors du type de la photo, était une charmante petite jeunette d’à peine vingt ans, prénommée Vivianne. Elle possédait quelques mots de français, mais c’est en espagnol que nous avons discuté.
Elle m’a expliqué ce que je savais déjà, le chômage des jeunes, la responsabilité des banques dans la crise, la complicité des politiques, bref un discours maintes fois entendu que ce soit de ce côté-ci de la frontière, où de l’autre. Je le connais par cœur ce discours, puisque c’est le mien. Par contre au bout d’un moment nous avons abordez des particularités propres à la politique espagnole, et là j’avoue avoir un peu mieux tendu l’oreille.
Le bipartisme tout d’abords. Ce fléau antidémocratique si cher à nos amis d’outre-Atlantique, génère ici les mêmes dégâts qu’ailleurs. Ajoutez à cela un système électoral cousu main pour museler les voix discordantes, et vous vous retrouvez avec une société sclérosée qui n’évolue plus. La gauche lorsqu’elle est au pouvoir mène une politique de centre-droit libérale. Et quand c’est la droite qui reprend la main, celle-ci mène aussi une politique de droite libérale. On est exactement dans le système UMP-PS qui est en train de s’installer en France.
Ensuite, la corruption. Celle-ci semble beaucoup plus généralisée en Espagne puisqu’aucune règle, légale ou morale, n’encadre le corps législatif. En clair, même avec dix-huit condamnations aux fesses, un candidat peut se présenter à une élection et être élu.

Enfin, et c’est là je pense le point le plus intéressant, il existe ici un déficit d’éducation politique énorme. Comme en France vous allez me dire, mais à la différence notable que l’Espagne est une démocratie récente. Il y a trente-cinq ans les gens vivaient encore sous la férule des franquistes, et parler ou faire de la politique n’était absolument pas dans les mœurs locales… Et trente-cinq ans, c’est très jeune à l’échelle d’une société. Surtout lorsque finalement la « transition », comme ils appellent le passage du franquisme à la démocratie, n’a fait que reproduire les inégalités déjà existantes. Les grandes familles de propriétaires terriens existent toujours et ont un pouvoir énorme, et les fils et les filles de la junte sont maintenant les cadres des partis politiques en place. Droite et gauche confondue…
Aurora, une femme gentille comme tout, m’a dit la chose suivante: « Avant, nous avions peur de parler, et maintenant les jeunes comprennent que quelque chose ne va pas et veulent s’exprimer, mais n’ont pas les mots pour le faire ».
Je commençais un peu à comprendre…
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Contagion... |
Ensuite je me suis rendu jeudi soir à l’assemblée qui a lieu tous les soirs à 20H00. Une trentaine de personnes étaient là, s’écoutant les uns les autres ce qui est à mes yeux assez rare, et débattaient. Une agora dans le plein sens du terme.
A un moment, un des orateurs à produit un petit bouquin tout mince, et soudain la lumière c’est faite dans mon crâne de décérébré. C’était le livre de Stéphane Hessel, Indignaos ! (Indignez-vous !). Bon sang mais c’est bien sûr ! Que n’avais-je compris plus tôt !
Je me suis demandé alors ce que pouvais bien penser ce respectable résistant de tout ce barouf… Ce doutait-il que cela aurait ce genre de répercutions ? N’était-il pas un peu déçu de voir nos voisins saisir la balle au bond, alors qu’en France, et malgré un succès de librairie incontestable, ce genre de mouvement n’avait pas éclos ?
Mais il est vrai que nul n’est prophète en son pays…
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Débat |
J’avais envie d’apporter ma modeste pierre à cet édifice en construction, mais maitriser l’espagnol est une chose, et s’exprimer publiquement dans cette langue en est une autre. J’ai attendu que des petits groupes se forment et je me suis mêlé à l’un d’eux pour écouter d’abord, puis pour participer. D’autant que je connaissais plutôt bien le sujet puisqu’il s’agissait de l’engagement politique via les réseaux sociaux et les conséquences sur la vie privée des actions publiques… Et oui, c’était le sujet d’un de mes tous premiers articles en temps que blogueur politique !
J’ai donc contribué au débat compte tenu de mon expérience, et j’ai compris que cette peur qui empêchait les anciens de s’exprimer sous Franco, perdurait de nos jours sous une autre forme plus subtile. La peur de se retrouver catalogué comme rebelle, d’avoir des ennuis au travail, de ne plus en trouver…
J’ai été écouté, respectueusement, avec cette image de Français de France, pays d’où tout est parti. Le livre de Hessel, la révolution des grands frères de 1968... C’est dingue les idées qu’ils se font sur nous et sur cette époque.
D’ailleurs non, c’est pas ça. Il ne s’agit pas d’idées, vraies ou fausses, il s’agit plutôt de questions. Plein de questions. Tout ces gens, jeunes et vieux, sont en recherche de réponses, d’informations. Ils n’ont pratiquement pas de culture politique et sont avides de mettre des mots sur ce qui leur semble juste ou injuste.
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Acampada |
C’est là, en discutant avec tous ces gens, que j’ai compris ce qui clochait. J’avais été victime de l’interprétation que ce mouvement suscite en France.
En effet, partout j’entends les médias français dire qu’il s’agit d’une « Révolution Espagnole », alors qu’il n’en n’est rien. Ce projet, les acampadas, les forums, les expériences d’autogestion, etc., n’ont pas vocation à renverser le régime en place, ni même à peser sur le cours des événements politiques… Ils n’en sont pas là. Pas encore en tous cas.
Ce qu’ils sont en train de faire, c’est du partage de connaissance, d’informations. Ils font le constat que cette société va mal, et que le système est organisé de façon à pérenniser les injustices dont-ils sont l’objet. Il s’agit en fait d’une prise de conscience politique et collective. Ce n’est pas une révolution, c’est une réflexion.
Et je dois avouer qu’ils le font de fort belle manière.
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Jusqu'à tard le soir... |
Ok, réfléchir c’est bien, mais après vous faites quoi ? C’est en substance la question que j’ai essayé de poser un peu partout autour de moi. D’autant que les idées qui émergent de ce maelström créatif ne sont pas spécialement neuves. Elles sont même au programme de certains partis ou organisation (ATAC, NPA, etc.…), et ce depuis un bout de temps.
Là, la réponse, les réponses se font évasives. Pour eux il n’est pas question de cesser le mouvement initié, mais ils en sont encore à se tâter pour savoir comment le faire perdurer… Créer un nouveau parti politique qui réunirait tous les mécontents du pays ? Pourquoi pas, sauf que ce serait accepter de jouer selon les règles du jeu démocratique espagnol, et nous avons vu que ces règles étaient faussées.
Passer un une autre forme d’action ? Oui mais laquelle ? L’esprit qui domine dans tous ces encampadas est la non-violence, et c’est bien pour ça que les gouvernements locaux n’ont pas encore vraiment sévis.
Bref, ils ont redécouvert les fondamentaux de la lutte anticapitaliste, s’échangent des informations, des textes, des concepts idéologiques, mais comme souvent, comme partout, dès qu’il s’agit de passer aux actes le militantisme s’étiole.
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Assemblée |
Jeudi soir, l’assemblée locale de Cartagena en était à élire deux représentants pour que ceux-ci aillent à Madrid, à la Puerta del Sol, pour participer à l’assemblée au niveau national qui elle, choisirait et voterait à son tour les conditions de la poursuite du mouvement. Mais il était déjà plus ou moins question de cesser d’occuper les places de façon permanentes à partir de ce dimanche, et de remplacer tout ça par une réunion publique hebdomadaire…
Hier soir je suis retourné à la acampada, et j’y ai vu beaucoup plus de monde que la fois précédente. La nouvelle de l’évacuation manu-militari des indignados de Barcelone les avait un peu boostés, et bien sûr l’envie d’exprimer leur réprobation dominait. Oui mais voilà, c’est ici que l’on se rend compte que la démocratie directe c’est compliqué, c’est lent, et surtout quoiqu’on puisse en dire sur sa légitimité, ce n’est pas très productif.
D’abord il faut voter pour savoir quel type de manif on va entreprendre, puis on revote pour choisir le jour pour ensuite re-revoter pour choisir l’heure. Avec entre chaque vote plusieurs orateurs qui viennent défendre leur point de vue… Hier soir à minuit on savait que ce serait un sit-in, alors qu’au départ ce devait un cortège, que ça aurait lieu ce dimanche mais que l’heure demandait encore à être discutée et qu’elle serait votée samedi soir…
Bref, ça patauge un peu. Beaucoup même.
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Vote des motions |
Ce soir je vais y retourner, et sans doute demain aussi, car j’aime assez ce qui se passe sur cette place de Cartagena. Là, au pied du bâtiment de l’ancienne mairie, se déroule quelque chose que je trouve enthousiasmant. Une population est en train d’essayer de se donner les moyens, à la fois intellectuels et organisationnels, de dire non à la fatalité qui est la sienne… Oui, c’est enthousiasmant, et tout à fait digne de respect. C’est un peu comme regarder un enfant apprendre à faire du vélo…
Oh, je sais ce que cette image peut avoir de condescendant, voire insultant, envers ce qui est peut-être (souhaitons-le) le début d’un mouvement social de grande ampleur. Cependant, et malgré tout ma meilleure volonté, je ne puis m’empêcher d’émettre des réserves quant à son devenir…
Peut-être que j’en ai déjà trop vu, trop entendu, de ces beaux concepts qui jamais ne sont suivi des actes. Peut être que je suis trop formaté par ma culture française qui me dit qu’il n’y a pas de révolution sans chaos. Peut-être finalement suis-je trop vieux pour ces conneries… (Mais non ! Je déconne !)
C’est vraiment formidable de voir de ses yeux des gens se bouger un peu le cul. Lorsque je pense à notre jeunesse française, apathique et résignée, obsédée par la réussite et la téléréalité, je me dis qu’elle ferait bien de prendre exemple sur la jeunesse espagnole. Même si, je le répète, le contexte ici est vraiment différent.
Une dernière réflexion cependant, celle que je n’ai pu m’empêcher de glisser au cours d’une mes nombreuses conversations avec Viviane, Aurora et les autres… Nous en France, les nobles, les grands propriétaires, les curés, on leur a coupé la tête. Moi je dis ça, je dis rien…
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