16°15.083S
39°00.885W
Santo
André, Bahia
Petit matin calme |
Pour
moi, le fleuve, peut-être plus que l'océan lui-même parce qu'il en
est le précurseur, est une source constante d’intérêt. De
surprise aussi. Chaque fois que je reviens sur ses rives après une
balade de quelques heures, il est différent. Il a changé. Plus
haut, plus bas. Plus rapide, plus lent. Coulant dans un sens, puis
dans l'autre... Son rythme lunaire, prévisible certes mais cependant
irrégulier fait qu'il peut revêtir une multitude d'aspects, de
combinaisons différentes. Ma préférée, c'est l'étale de marée
haute au petit matin...
Mais
à l'image de l'océan, le fleuve sait lui aussi passer de l'état le
plus pacifique à celui de torrent bouillonnant... Il lui suffit pour
cela de pas grand chose.
Une
perturbation venant du sud arrivait. Je le savais. Les prévisions
annonçaient une bascule du nord vers le sud, vers 06H00 du matin, ce
vendredi. Des vents entre 20 et 30 nœuds... Sans doute plus. Le
genre de truc pas agréable du tout, que l'on soit en mer ou à
l'ancre. J'avais même déjà prévu quelles seraient les mesures à
prendre pour m'en protéger. Virer tout ce qui pourrait traîner sur
pont, ranger le cockpit, et surtout aller jeter un deuxième
mouillage au vent, c'est à dire dans la direction supposée du vent
à venir. J'avais prévu de faire ça en rentrant à bord en début
de soirée, afin d'être paré au matin.
Oui
mais voilà, je me suis fait surprendre. La veille donc, j'étais
attablé dans un restaurant à l'autre bout du village. Je surfais
sur le net, tout en mangeant des croquettes de poisson trop sèches,
lorsque les branches des arbres se sont mises à bruire, puis à
s'agiter carrément. Le cocotier, lorsque le vent l'agite pour de
bon, ça fait un boucan d'enfer je peux vous le dire. Le temps que
j'arrive à mon annexe, il devait être 21H00 et le vent soufflait
déjà en rafales à décorner les bœufs. Le fleuve qui d'ordinaire
est à peine agité de quelques vaguelettes était à présent
déchaîné. On aurait dit un torrent de montagne.
Je
scrute la pénombre à la recherche de ma Boiteuse pour l'apercevoir
enfin, après d'interminables secondes, tout au bord de mon champ de
vision. Je saute dans l'annexe, et alors que je donnais du gaz pour
rejoindre mon bord au plus vite, je me rends compte que l'arrière de
mon bateau est à peine à deux petits mètres d'un ponton flottant
qui s'agite comme un forcené sous l'assaut des vagues. Tout de suite
j'imagine le pire. L'arrière de La Boiteuse est allé se fracasser
sur le ponton, le régulateur est foutu, je vais m'échouer à la
prochaine marée basse... Pire, Touline en voyant la rive si proche a
sauté, s'est loupée et est tombée à l'eau. Ou alors elle a réussi
son coup et ça va être galère pour la récupérer, si elle ne se
fait pas bouffer par le rottweiler qui garde la propriété dudit
ponton.
C'est
dingue ce qui peut vous passer par la tête en un laps de temps somme
toute assez restreint. Car en quelques secondes j'avais rejoins mon
bateau et constaté qu'il n'en était rien de tout ça.
Dans
sa folle dérive La Boiteuse s'était arrêté à quelques mètres du
ponton, mais sans le toucher. La chance avait même voulu que
l'endroit où elle se trouvait à présent était même suffisamment
profond pour parer à la baisse du niveau de l'eau. Et, last but
not least, Touline était toujours à bord !
Dans
l'immédiat j'étais rassuré, mais il ne fallait pas que je
m'endorme pour autant. Ce n'est pas parce que mon bateau n'avait pas
percuté le ponton, qu'il n'allait pas le faire dans un futur
proche. D'autant que les prévisions météo laissaient entendre que
ceci n'était que le début des festivités. Je me suis donc bougé
le cul pour aller jeter mon ancre de secours au vent, puis j'ai
alternativement tiré à la main sur les deux ancres afin de gagner
quelques mètres et m'écarter du danger.
Ceci
fait, j'ai pu enfin me réfugier dans mon carré, trempé de la tête
au pied et passablement stressé, et je me suis installé pour
regarder le dernier X-men...
Là,
vous allez me dire que je suis un inconscient, qu'au lieu de me
plonger dans les aventures de Wolwerine voyageant dans le temps
jusqu'au années 70, je ferais mieux de veiller sur mon pont, prêt à
tout pour protéger mon bateau. Ou encore que je suis super-couillu
comme mec, et que les éléments déchaînés ne me font ni chaud ni
froid...
Ni
l'un ni l'autre, j'ai envie de dire. J'avais fait tout ce qu'il y
avait à faire compte tenu des circonstances, maintenant il ne me
restait plus qu'à attendre en évitant de me poser trop de questions
afin de ne pas devenir dingue. Une fois le film fini, je me suis
allongé tout habillé dans le carré et j'ai essayé de dormir. Mais
ce fut difficile. Le vent mugissait dans les haubans, La Boiteuse
faisait du rodéo, et j'entendais la chaîne se tendre avec violence
à travers la paroi de la coque... Je n'ai pu finalement m'endormir
que vers deux heures du matin, pour me réveiller trois heures plus
tard avec le soleil.
Le
vendredi au matin, la situation n'avait pas vraiment changée. Enfin
si, peut-être, si l'on considère que la lumière du jour éclairant
le fleuve, le rendait plus impressionnant encore, et que le vent
soufflait encore plus fort que la veille au soir. Mon mouillage ne
bougeait pas d'un poil, mais cela ne m'empêchait pas de stresser
comme un malade. Comme à la mer, j'étais attentif à tout. Le
moindre bruit bizarre, le moindre balancement incongru du bateau, la
moindre rafale un peut plus forte, me faisait lever les yeux et
serrer les fesses. Je sortais alors dans le cockpit pour évaluer la
distance entre moi et ce ponton de merde. S'ensuivait alors de
longues minutes où je me demandais si mes yeux étaient fiables, si
ma foutue inaptitude à évaluer les distances aussi bien
horizontales que verticales ne me jouait pas des tours, et si
finalement on ne s’était pas rapproché... Et si, et si...
C'est
pourquoi, une fois ma batterie pleine je ne perdais pas de temps pour
regagner mon bord. Je rentrais trempé jusqu'aux os. Je m'asseyais
dans mon cockpit, et j'attendais que ça passe... Quoiqu'il arrive,
j'étais à mon poste.
En
fin de soirée, vers 22H30, et après une ultime bourrasque à 25
nœuds, le vent s'est enfin calmé. La Boiteuse s'est alignée dans
le sens du courant de la marée montante, et j'ai pu décompresser et
surtout dormi un peu. Ce n'était pas tout à fait terminé, mais le
plus dur était derrière nous.
Après
une nuit relativement calme, si on la compare aux vingt-quatre heures
précédentes, la journée du samedi vit le vent reprendre de plus
belle. Oh, pas comme la veille où les haubans vibraient sans
discontinuer, mais plutôt par à-coups, sous forme de grains
pluvieux et violents. C'est pendant l'un de ces grains, alors que je
finissais de lire Men Glaz de Jean Lemasson, qu'un grand bruit me fit
lever les yeux. C'était un petit bateau de pêche, une barque plutôt
avec une cabine grande comme un chiotte, qui venait de s'encastrer
dans le ponton flottant ! Celle-ci venait de rompre ses amarres,
avait dévaler le fleuve sous la force du vent et du courant et
venait de frôler la proue de La Boiteuse avant que de se retrouver
immobilisée à quelques mètres de moi. Je suis resté stupéfait
quelques secondes avant que de bondir dans mon annexe. Franchement,
je ne savais pas quoi faire, mais il fallait que je fasse quelque
chose !
Mais
le temps de démarrer le moteur, tout larguer et rejoindre la barque
en perdition, une autre barque s'avançait déjà et choppait
l'évadée au passage. Compte tenu des conditions, la manœuvre était
splendide. Lorsque le pêcheur est repassé près de moi, il m'a
regardé. Peut-être l'ai-je imaginé, mais il y avait dans son
regard tout un discours... On y pouvait lire à la fois, le
remerciement pour ma réaction inutile et quelques bons vœux pour
les heures à venir, et aussi une espèce de connivence. Nous étions
tous deux gens de mer, nous traversions la même épreuve, cela
suffisait à nous lier par delà les mots et les différences. Il m'a
salué de la main, j'ai fait de même...
Le
mouillage de secours est essentiel en croisière, voire vital. Il faut
qu'il puisse être mis en œuvre rapidement et pour cela il faut
qu'il soit solide et surtout maniable. Pour ma part j'utilise une
ancre plate à jas de dix kilos, type Danforth, à laquelle j'ai fixé cinq
mètres de chaîne de 8 mm, puis 20 m de câblot textile de 14 mm. Je
rajoute au besoin d'autres longueurs de câblot de même diamètre en
fonction de la profondeur. Pour les six tonnes de La Boiteuse, c'est
largement suffisant et le mien ne m'a jusqu'à présent jamais fait
défaut.
J'ai
dit plus haut qu'il n'était pas dans mes habitudes de donner des
conseils, mais je me rends compte que finalement, si je vous raconte
cette histoire (que j'aurais pu facilement résumer en un « Putain,
ce mouillage est vraiment à chier par vent de sud ») c'est
peut-être aussi parce que je me sens responsable quelque part des
vocations que je pourrais susciter. Tout récemment encore, j'ai reçu
un magnifique courrier d'un lecteur qui me disait sa joie de me lire
et l'envie que ces lignes avaient ravivées chez lui... (J'en suis
encore tout ému). Bon, dans ce cas précis la personne était
expérimentée et ne se jetait pas dans l'aventure à l'aveuglette.
Mais je sais qu'il en est d'autres qui souhaiteraient partir sans
réelle expérience et apprendre sur le tas comme j'ai pu le faire.
A
ceux-là je dis, certes les moments agréables sont nombreux, et
heureusement. Mais il en est d'autres beaucoup moins. Vous le savez
sans doute, je ne suis pas de ceux qui disent que le bonheur a un
prix, que tout se paye dans la vie. Que chaque once de moments
heureux doit avoir son contrepoids en souffrance et en malheurs. Je
hais cette façon de voir la vie car elle présuppose une instance
qui serait chargée de peser chaque événement et d'assurer un
équilibre entre le bien et le mal... Non, celui qui pèse c'est moi.
Le
jour où les problèmes que je rencontre dépasseront en intensité
les joies et le confort intellectuel que m'apporte cette vie, j'en
changerais un point c'est tout. Et pour l'instant on est loin du
compte.
Cependant,
je trouve honnête de ma part de vous rappeler que si vous voulez
jouer avec la mer, il faut accepter en toute connaissance de cause,
de pouvoir y perdre au mieux tout son argent, et au pire sa vie... La
mer c'est dangereux. Et la vie en bateau c'est compliqué.
Voilà,
ceci dit il faut quand même que je vous dise que ça vaut le coup.
Oh putain oui ça vaut le coup !
Bon,
revenons à nos moutons et terminons cette histoire si vous le voulez
bien. Ces quarante-huit heures sur le fil du rasoir m'ont laissées
sur le carreau. Toutes ces heures à veiller, ces heures d'un
demi-sommeil finalement plus fatiguant que réparateur, cette tension
permanente, m'ont littéralement épuisé. C'est bien simple, j'ai
l'impression d'avoir passé deux jours en mer par force 7 (ce qui est
peut-être le cas tout compte fait).
Aussi,
moi qui pensais initialement enquiller derrière cette perturbation
pour profiter des reliquats de vent portant, j'ai décidé finalement
de rester encore un peu à Santo André. Dans l'état de fatigue dans
lequel je suis, je pense qu'il ne serait pas raisonnable de prendre
la mer.
Je
vais donc continuer ma petite vie tranquille pendant une semaine ou
deux... Le temps qu'un nouveau front froid vienne du sud et m'emmène
un peu plus loin. J'espère seulement qu'il n'aura pas la puissance
de celui-ci ! Croyez-moi, j'apprécierais pour une fois un temps
de demoiselle.
6 commentaires:
Ah! L'aventure c est chaud quelques fois. Mais tu as bien résisté et touline que faisait elle? Bonne récupération.
ben dis donc, quand ça bastonne ça bastonne ! et on comprend aisément le stress que ça peut engendrer quand on est mouillé à quelques mètres du rivage ... ou d'un ponton.
Mais bon, t'as encore bien assuré !
et vu le vent, tes ancres doivent être bien plantées, tu vas en chier quand il faudra les relever !
PS ça met en forme tes petites vidéos avant d'aller au boulot le matin ... sauf Bunyete (prononcer bougnette), ma chatte, très énervée d'avoir vu Touline à la pêche ^^
Tout est bien qui fini bien, ouf ça a été encore bien chaud ce coup ci. Et on peut être couillu et vigilant aussi. ;)
@Le Mousse : Touline ? Elle regardait son papa béate d'admiration ! Nan, elle a géré comme lorsqu'elle est en mer. Tranquille !
@Eric : Le pire c'est l'absence de marge de manœuvre je crois.
@Aglaé : Alors disons que je suis un couillu vigilant ! Ça devrait plaire au femmes ça, non ?
Alors après mon dernier commentaire, je ne dirais que ceci : En plus tu te permets de remettre un chapitre suspens à la suite du précédent ?! Y'a pas à dire, tu es mûr pour le récit ! Cela fait longtemps que je te le dis ! Tu as de quoi faire un premier tome. Si tu as besoin d'aide... ? Imagine que en plus, tu donnes des cours de français, tu n'aurais même plus besoin de correcteur etc... Génial ! Continue comme ça !
Et puis ça pourrait peut-être te faire la rentrée d'argent que tu espères ?
A part ça, chez nous c'est alerte rouge orage etc... !
@La Lésion : J'adorerais vivre de ma plume, mais pour ça il faudrait que je fasse autre chose que simplement vous raconter ma vie. (si palpitante soit-elle)
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