samedi 22 décembre 2018

La Dernière Nave – Partie 2

15° 39,685' N 89° 00,194' W
Marina Manglar del Rio, Fronteras, Guatemala

Le samedi 1er décembre 2018

06H35 : Pfffff.... Ça devient de plus en plus compliqué avec les bêtes le matin. Dès que j'ouvre les portes, c'est la débandade ! Touline fonce sur le pont, Zika sur ses talons, et pendant ce temps-là je dois relever la position et le loch, et préparer mon café. Touline fait à chaque fois des allers et retours pour venir dévorer son poisson au pied de la descente, Zika la suivant comme son ombre bien sûr... Bref, je suis un peu dépassé. Tout cela n'est plus si grave maintenant que j'ai installé des filets sur toutes les filières me direz-vous, mais quand on fait des surfs à 7,5 Nds, et que ça déferle de partout, je vous jure qu'il y a de quoi s'inquiéter.
Quand je repense à la fois où Touline est tombée à l'eau pendant la Transat... Je me dis que je n'aurais plus jamais une telle chance. Ni moi, ni mes deux satanées équipières.
Bref passons, ça me fout le bourdon de penser à ça. J'ai pu enfin faire mes calculs et on a carburé cette nuit. 5,4 Nœuds de moyenne. J'ai abattu de 20° pour corriger le cap et essayer de nous mettre un peu moins travers à la vague qui, je vous l'ai dit plus haut, déferle. Donc on doit être dans du F5, si ce n'est pas du F6.

06H50 : Ça-y-est, le soleil montre sa bouille. C'est une nouvelle journée qui commence, la sixième.


07H10 : Je dois reconnaître que les trois premiers jours ont été difficiles, tant physiquement que moralement. J'ai eu du mal à prendre le rythme et mon corps m'a bien signifié sa vive désapprobation après un temps si long sans avoir navigué. Mais maintenant ça va ! Je retrouve cette sensation typique de la haute mer qui ressemble à un engourdissement général. Je suis entré en mode préservation. En faire le minimum au quotidien, pour être capable d'en faire le maximum en cas de danger .

08H00 : La mer se creuse et le vent semble virer plus au sud-est. On se retrouve de nouveau travers à la vague... Il faudrait que je me mette au vent arrière, voiles en ciseau mais je crains que cela ne soit encore plus inconfortable. Pourtant il faudrait bien, car si on continue sur cette route, on est demain soir à Haïti. Et franchement, si il y a un endroit où je ne souhaite absolument pas m'arrêter, c'est bien là-bas.

09H00 : Et allez ! On fait des surfs à 8 Nœuds ! Sauf que l'on va toujours au 290° alors qu'un 270° serait de meilleur aloi.

09H30 : Je commence à voir les côtes de Zika. Touline aussi a perdu sa bouille ronde, et j'imagine que moi aussi ces cinq jours de mer commencent à se voir. Quand on sera arrivé, il faudra s'habituer à un nouveau régime alimentaire, comme à chaque fois qu'on change de pays... Vous savez quoi ? Je rêve de me trouver dans un endroit où la nourriture de rue serait tellement bonne, bon marché et variée, que je n'aurais plus jamais à cuisiner !


10H25 : J'ai empanné et on se retrouve à 170° du vent, bâbord amure. Du coup, on va moins vite, mais au moins le cap est bon et on se fait moins secouer. La toile anti-UV continue de se détacher inexorablement.

12H05 : Wahou... Record de vitesse pour une matinée : 5,8 Nds, et record de distance parcourue en 24 heures : 130,4 Milles! Je ne dis pas qu'à ce compte là on va arriver plus tôt que prévu, mais disons que ça va nous accorder un peu de marge de manœuvre pour la suite.
Allez, je crève la dalle. Je vais finir la tortilla avec plein de gruyère râpé dessus. (ça aussi ça va me manquer)

12H30 : N'empêche, même si je suis content qu'on avance aussi bien, je préférerais, et de loin, que cela se fasse dans les conditions moins scabreuses. On commence à avoir des creux de trois mètres et plus, avec des vagues très rapprochées. Le régulateur fait son boulot en nous empêchant d'être couché par les déferlantes, mais c'est tout juste.

16H00 : J'ai l'impression que le vent est en train de se calmer, mais la mer elle est toujours aussi forte.

17H05 : J'essaye de distraire Zika avec son jouet. On sent qu'elle a envie, mais on voit bien qu'elle a du mal à être à fond dans le truc. Trop occupée qu'elle est à essayer de maintenir son équilibre.

18H05 : Et allez... ! Encore un record qui tombe. 5,85 Nds sur les six dernières heures ! Je suis content, ravi même, mais comme je l'ai dit tout à l'heure j'accepterais volontiers qu'on baisse un peu tout ça histoire d'arrêter de se faire secouer comme des pruniers.
Bon en même temps, plus vite on va, plus vite on a fini non ? Cela dit, on n'est pas à un ou deux jours près non-plus... Je râle, je râle, mais en fait c'est en train de se calmer tout doucement. Il n'y a que cette vieille houle, qui surgie toutes les minutes environ par série de trois ou quatre grosses vagues, qui fait chier. Le reste est supportable.

18H40 : Il ne fait pas encore tout à fait noir, et les bêtes flemmardent avec moi dans le cockpit.
J'étais en train de me parler à moi même en espagnol figurez-vous. Comme je le fais souvent en mer, je me raconte une histoire, un événement de ma vie passée par exemple, puis je me raconte la même histoire en anglais et en espagnol. J'aime bien faire ça. D'abord parce que ça m'occupe le temps que ça dure, mais aussi pour m’entraîner à parler le plus correctement possible ces deux langues.
Et je me suis alors souvenu de quelques personnes que j'ai pu croiser au Marin, des jeunes la plupart du temps, qui parlaient bien mieux que moi. Quand je dis bien mieux, c'était mucho mucho mieux ! Je me rappelle m'être senti en leur présence... humilié quelque part. J'en venais à ne plus vouloir ouvrir la bouche.
Je sais c'est ridicule, et cela révèle une facette peu glorieuse de ma personnalité. Mais c'est ainsi.
Depuis mon départ en 2011, j'ai réalisé que j'étais plutôt doué avec les langues, et qu'en plus j'aimais ça. Beaucoup plus doué que ce que mes études scientifiques ne m'avaient laisser supposer en tous cas. Je m'applique du mieux que je peux, et avec le temps j'ai progresser aussi bien en anglais qu'en espagnol. Je crois même qu'on peut dire qu'actuellement je parle presque couramment ces deux langues... Et cette qualité m'a très souvent permis de me retrouver en position de traducteur naturel pour les gens qui m'entourent. C'est flatteur quelque part. Je dirais même que je me sens utile, voire même indispensable, et mon ego s'en trouve renforcé. Ce qui est bien pour moi qui suis toujours en train de douter de mes capacités.
Je pense que c'est pour cela que je me sens en insécurité lorsque je croise quelqu'un qui parle mieux que moi l'anglais ou l'espagnol. Je me sens incompétent, idiot, inutile...
Il va falloir que je travaille là-dessus vous ne croyez pas ?

Allez, bonne nuit et à demain !

Le dimanche 02 décembre 2018

06H00 : Encore une nuit à fond la caisse. 67 Milles de parcourus, à 5,6 Nds de moyenne, pile au 270°. Depuis deux jours nous nous maintenons au niveau du 16ème parallèle, et nous nous trouvons actuellement au large d’Haïti.
Ce matin, j'ai un peu mieux géré la sortie des bêtes, en ordonnant à Zika de rester couchée dans le cockpit pendant que Touline faisait son tour d'inspection sur le pont. Elle est revenue avec un sèche, que j'ai illico balancée par dessus bord avant qu'elle ne me foute de l'encre partout.
Pendant ce temps-là, je culpabilisais comme un malade de la laisser faire... En ces circonstances et à cette heure. Je me disais que si elle tombait, et bien cette fois je n'essayerais même pas de faire demi-tour... Pas à cette vitesse, pas avec ce vent, pas avec cette mer. Ce serait me mettre en danger moi et mon bateau... C'est horrible de devoir se dire ces choses... Mais c'est, je crois, le lot de tous les Capitaines. Cela m'a rappelé quelques conversations que j'ai pu avoir dans ma jeunesse, avec des camarades élèves-officiers à la suite d'un cours sur le Devoir et la déontologie. Les décisions, les choix qu'un officier en responsabilité peut être amené à faire... Bref, ce n'est pas facile d'être le patron à bord, croyez-moi.

Et si cela avait été une personne me demanderiez-vous... Là, les choses auraient été différentes car s'il y a un devoir de préservation, il y a aussi un devoir d'assistance. Pour autant que le dernier ne s'oppose pas au premier... Je ferais demi tour je pense. Parce que les chances de retrouver un humain sont dix fois, vingt fois supérieures à celles de retrouver un chat. Parce que Touline, en dix secondes n'est plus qu'une tête d'épingle dans l'immensité noire et froide. Parce que Touline n'est qu'un chat après tout... Je sais, c'est horrible mais c'est comme ça.
Houla ! Que de sombres pensées m'assaillent en ce dimanche matin ! Allez, passons à autre chose !

08H00 : Putain, il y a de sacrés creux quand même... Je ne sais pas, je dirais quatre ou cinq mètres. J'aperçois les fameux diamants bleus au sommet des vagues juste avant qu'elles ne se mettent à déferler. J'espère qu'on ne va pas en avoir pour encore longtemps, parce que au delà de mon inconfort personnel et celui de mon équipage, c'est le matériel qui va commencer à m’inquiéter. Mais bon, pour l'instant La Boiteuse résiste et surfe sur les vagues de la mer des Caraïbes, à plus de huit Nœuds !

08H40 : Vous voulez que je vous dise ? Souvent, lorsque je parlais de rallier le Guatemala, je disais de cette navigation qu'elle serait ma dernière. Du moins j'espère très fort qu'elle sera la dernière. Ce qui est sûr, pratiquement sûr, c'est que la Boiteuse ne retournera jamais en Europe. Pas tant que j'en serais le propriétaire en tous cas. Ce voyage au Guatemala est un aller sans retour, ou du moins je souhaite ardemment qu'il le soit.

Je veux que ce pays me plaise.
Je veux y trouver ma place.
Je veux y passer le restant de mes jours.

Je sais, cela fait beaucoup de « je veux ». Ma mère me disait tout le temps qu'il fallait plutôt dire « je voudrais »... Et elle n'avait pas tort. Mais dans ce cas précis je ne le ferais pas. Car, là où elle n'aurait vu que de l'arrogance, moi j'y vois de la détermination. Pour une fois dans ma vie, je veux.

10H00 : C'est moi ou j'ai l'impression que ça déferle moins ? Mouais... J'ai plutôt l'impression de prendre mes désirs pour la réalité !

10H45 : Je viens de faire un petit calcul. Si on se maintient à ce train-là, on sera à mi-chemin avec une demi-journée d'avance. C'est à dire demain midi. Ensuite, trois jours plus tard on aura passé la Jamaïque et on pourra amorcer notre descente vers le Guatemala. Cinq à six jours pour y arriver. Il reste donc, à la louche, neuf ou dix jours de mer. Donc une arrivée le 11 ou le 12 décembre. Bref, on est dans les temps.

11H15 : Franchement, maintenant que j'y pense, tout ce merdier pour avoir une demi-journée d'avance ! Je préférerais encore avoir une demi-journée de retard ! Le souci avec ces grosses vagues c'est que je n'arrête pas de faire des fausses pannes. La bôme et la GV sont soumises à rude épreuve. Je commence à en avoir plein le cul de cette mer de merde et de ce bateau de merde !

12H05 : 138 Milles en une journée, encore un record. 5,96 Nds sur les dernières six heures. J'ai dans l'idée de prendre le ris n°2, et je me dis surtout que j'aurais dû le faire depuis un moment déjà.

12H35 : Des fois je vous jure, je me mettrais des baffes. A peine avais-je fini d'écrire ma dernière entrée qu'il m'est revenu en mémoire un épisode d'une de mes navigations précédentes. C'était entre la Paloma en Uruguay et Rio Grande do Sul au Brésil. Mêmes circonstances, grosse mer, vent arrière, un seul ris de pris dans la Grand-Voile et une moitié de foc tangonné à l'avant. On allait trop vite comme maintenant, et sitôt après avoir pris le deuxième ris, tout est devenu plus cool. Vitesse à peine amoindrie, mais bateau beaucoup plus souple. A l'époque je m'étais maudit de ne pas l'avoir fait plus tôt.
Don, c'est ce que j'ai fait. J'ai d'abord enfermé Zika pour ne pas qu'elle me suive sur le pont. Et puis j'ai mis mon gilet de sauvetage et mon harnais. Heureusement, une semaine avant de partir, j'avais eu la bonne idée de ré-installer une ligne de vie... Parce que dehors j'vous jure, c'est la guerre ! Sous un soleil radieux, mais la guerre quand même. Ça m'a pris 25 minutes pour le prendre ce foutu ris ! Et encore il n'est pas parfait... Mais le fait est que maintenant au lieu de faire des surfs à dix Nœuds, on n'en fait plus qu'à sept ! Et que, bordel à queue, je sens le bateau moins stressé. Du coup, moi aussi forcément.
Ah ouais, je présente mes excuses les plus plates à La Boiteuse pour avoir dit d'elle que c'était un bateau de merde. C'est moi qui suis un marin de merde.

14H10 : Je commence à m'endormir... Mais comme je ne peux pas dormir pendant la journée because La Boiteuse roule trop pour que je puisse tenir sur un des bancs, et que Zika occupe la moitié du plancher, je décide de me faire un café avec quelques cookies au chocolat. Voilà ! En plus comme je n'ai pas mangé à midi, il faut bien recharger les batteries non ?
Tien au fait, puisqu'on parle de batteries, j'ai constater que mon nouveau parc et ses 300 Watts de panneaux solaires fonctionnait à merveille. Avec tous les instruments, et les feux de navigations, je consomme un petit peu moins qu'au mouillage. Moins de 30 Ampères à recharger le matin. C'est plus que correcte.

14H35 : C'est marrant, mais je remarque que pour une fois la plupart de mes pensées vagabondes sont exclusivement orientées vers ce qui m'attend de l'autre côté de cette mer des Caraïbes si chaotique. Je pense très peu à ce que je laisse derrière moi au Marin. Pourtant j'y serais resté presque trois ans et il y aurait beaucoup de choses à dire... En fait, ce que je vais le plus regretter je crois, ce sont les gens. J'ai adoré rencontrer toutes ces personnes venues de pays divers pour des raisons diverses... Le Marin, c'est un peu la croisée des chemins, un passage presque obligé pour les voyageurs en voilier. J'y ai revu des gens rencontrés au Maroc et aux Canaries (2011-2012). J'ai serré la main à des fans du blog de La Boiteuse qui faisaient exprès l'escale dans l'espoir de me rencontrer ! J'y ai vu des utopistes qui finiront un jour droit dans le mur, et des rêveurs qui, j'en suis sûr, s'en sortiront quoiqu'il arrive. Des gens adorables et de vrais connards. Des millionnaires et des punks à chien (avec ou sans chien). De paisibles retraités plein de sagesse et d'humour, et de jeunes étudiants cons comme leur pied. Des dealers, des gendarmes et des douaniers. Des escrocs et des gens honnêtes. Quelques épaves et des couples avec enfants plein d'espoirs pour eux. Des gens passionnants et des raseurs de première. Des camés, des alcoolos, des gens malheureux et en colère. Des zadistes en manque de ZAD et des chercheurs de fortunes. Des gens plutôt de gauche et quelque-uns de droite. Des puits de science et des crétins indécrottables. Des touristes et des voyageurs. Des qui étaient partis pour quelques mois et d'autres pour la vie. Des gens qui cherchaient l'amour, et d'autres qui cherchaient le moyen de voyager gratis en profitant des autres. D'anciens criminels et d'autres qui n'allaient pas tarder à le devenir. Des couples heureux et d'autres en train de déchirer. Des Anglais, des Allemands, des Autrichiens, des Étasuniens, de Espagnols, des Italiens, des Brésiliens, des Portugais, des Finlandais, des Suédois, des Russes, des Polonais, des Tchèques (beaucoup), des Canadiens, des Sud-africains et quelques créoles martiniquais. De grands sportifs de la course au large, et des gens qui venaient au Marin pour acheter leur premier bateau sans avoir jamais navigué...
Bref, pendant tous ces mois je me suis nourri de toutes ces personnes. Elles ont été mon carburant. Elles m'ont confirmé ce que je soupçonnais déjà, que sous mes dehors d'ours solitaire j'étais un être éminemment social. J'aime les gens.

16H35 : Toujours bonne allure, mais la mer est un peu moins forte. La Boiteuse file ses cinq nœuds sans trop souffrir. De temps en temps, à intervalles réguliers mais de plus en plus espacés me semble t-il, il y a toujours ces immenses vagues deux fois plus hautes que les autres qui s'écroulent sur elles-même dans un grondement d'écume. Pour l’instant aucune d'elles ne nous a déferlé sur la gueule, et c'est tant mieux.

18H00 : 5,88 Nds de moyenne sur les six heures passées. Zika est en train de manger et c'est la première fois que je la vois protéger sa gamelle avec autant de détermination. D'habitude Touline a tendance à s'imposer pour voir ce qu'il y a dedans et Zika laisse faire, penaude. Là c'était un wouaf impérieux, du genre : Barre toi c'est à moi ! J'en chie déjà suffisamment comme ça, tu ne vas pas en plus venir bouffer dans ma gamelle !
Ce qui est un tantinet hypocrite car Zika ne se gêne généralement pas pour piocher dans la gamelle du chat dès que celui-ci a le dos tourné...

18H55 : Ah ben merde alors... c'est la soirée des nouveautés ! Pour la première fois, des que j'ai sorti les panneaux, Zika est rentrée d'elle-même à l'intérieur !

21H35 : Depuis plusieurs soirs, lorsque je me couchais et que mes pieds touchaient le fond du cockpit, je sentais une vibration bizarre. Une sorte de clang lorsque la barre passait au neutre. Et ce soir plus encore avec tous les paquets de mer que se prend le safran. Et j'ai enfin trouvé ce que c'était ; du jeu dans la bague supérieure de la mèche de safran. Un problème que j'ai déjà rencontré il y a quelques années. Je me suis recouché en me disant que je verrais ça demain à la première heure, mais hélas impossible de trouver le sommeil ! Je n'arrêtais pas d'y penser !
Résultat, me voilà à neuf heures du soir, lampe sur le front en train de resserrer ces fichus boulons qui avaient pris du jeu. Tout ça avec des creux de cinq mètres... Mais voilà, j'ai fini ! J'espère que je vais pouvoir dormir maintenant !

Le lundi 03 décembre 2018

06H25 : Non je n'ai pas raté le point de six heures ! C'est juste qu'il fait encore nuit, et que je préfère écrire avec la lumière du jour plutôt qu'avec une lampe sur la tête !
La nuit nous a encore vu battre des records. 6,125 Nœuds sur les dernières douze heures pile sur le bon cap ! Vers midi normalement nous devrions avoir parcourus 822 milles, soit la moitié de la distance totale théorique. Avec une douzaine d'heures d'avance comme je l'ai précisé hier. Voilà de bonnes nouvelles pour attaquer cette seconde semaine de nave n'est-il pas ?

06H50 : Il me faut bien l'admettre, peut-être l'ai-je déjà fait d'ailleurs, mais aujourd'hui les choses m'apparaissent encore plus clairement qu’auparavant ; La Boiteuse n'est vraiment pas un bateau de voyage. Ses dimensions, son profile, sa carène, tout concourt à le disqualifier pour la course au large. Cela n'a rien à voir avec ma propre appréciation de la navigation, c'est que mon bateau n'est pas fait pour ça, tout simplement. Pendant des années j'ai essayé de me convaincre du contraire, lui trouvant plein d'excuses et de circonstances atténuantes, mais le fait est que le Konsul n'est pas taillé pour la haute mer.
Heureusement pour moi il est solide, très solide. Et c'est bien pour ça qu'il a pu m'emmener partout où je suis allé, et que je sais qu'il m’emmènera à bon port. D'ailleurs, si je suis si las de naviguer, c'est sans doute à cause de ça. Peut-être qu'avec un autre genre de bateau, plus lourd, plus large, les choses auraient été différentes. Mon ressenti aurait été différent. Mais hélas, je n'ai plus ni le goût ni les moyens financiers de vérifier cette supposition.

08H15 : Bon ben ça y est, l'épisode mer forte, creux de cinq mètres et vent ébouriffants semble être terminé (pour le moment). Un vœux pieux ? Mais le fait est qu'à part ces grosses vagues intermittentes, on n'est plus dans ce vacarme perpétuel de la mer en furie. J’apprécie ce moment pour ce qu'il est... Temporaire ou définitif, je n'en sais rien. Qu'importe, ça fait du bien. Une fois n'est pas coutume je me contente de lâcher prise.

10H00 : La pause est terminée... J'ai bien fait d'en profiter pendant que c'était encore possible.
J'ai commencé à faire une liste des choses à faire pour La Boiteuse. Car, même si je n'ai plus envie de naviguer ce n'est pas une raison pour ne plus l'entretenir. Je n'ai pas envie qu'elle se transforme en épave flottante et je lui dois, je me dois, de la tenir prête à naviguer le cas échéant.
J'ai prévu de sortir le bateau au Guatemala et je vais en profiter pour faire pas mal de trucs en plus de l'antifouling. Quand ? Je ne sais pas encore. Cela dépendra du temps qui me sera accordé par l'immigration, mais aussi de la saison des pluies car j'ai pas mal de travaux de peinture à faire. Normalement la saison des pluies correspond plus ou moins à la période cyclonique au Antilles, mais j'aimerais assez que cela se fasse au début de l'automne de l'année prochaine. Oui, Octobre cela serait bien...
Mon rêve serait filer les clefs du bateau à un prestataire qui prenne tout en charge et de louer une cabane au bord de l'eau. Et tous les jours je passerais au chantier pour surveiller l'avancement des travaux... Ce serait le pied ! Jouer au Gringo pété de thunes ! Mais non, je rigole ! Cela dit il ne faut pas négliger le côté attractif de la main-d’œuvre bon marché. Si la plupart des propriétaires de bateaux que je connais mettent la main à la pâte, c'est d'abord parce que cela reviendrait beaucoup trop cher de le faire faire par quelqu'un d'autre ! S'ils avaient le choix je ne doute pas qu'ils préféreraient aller à la pêche. Et lorsque le coût d'une journée de travail pour un travailleurs non-qualifié tourne autour d'un peu moins de vingt euros, déléguer devient extrêmement tentant.

12H05 ---> 11H05 : Je recule les pendules du bord d'une heure. On a fait la moitié du chemin ! Et en plus la dernière moyenne journalière a été la plus élevée depuis notre départ ! 142,1 Milles !
J'ai une de ces dalles moi... J'ai prévu de me faire des sandwichs pain-beurre-sardines à l'huile pour midi. Et un petit flan au chocolat pour finir. Je pensais également m'offrir une petite gorgée de ma cuvée personnelle (La Flibuste, 1991) pour fêter ça, mais finalement non. On attendra d'être arrivé pour déguster un peu de ce nectar.

11H25 : Le prochain objectif ce sera le passage au sud de Pedro's Banks. Un écueil au large de la Jamaïque. On y sera dans 250 milles.

15H35 : Le vent est redevenu fréquentable ; un petit F4 je dirais... Mais cette grosse houle (de merde) est toujours là et fait toujours valdinguer La Boiteuse. Comme je l'ai dit plus haut, elle arrive par intervalles réguliers, réglée comme du papier à musique, si bien que la vie à bord de La Boiteuse s'organise autour d'elle. On attend qu'elle passe, et ensuite on fait ce qu'on a à faire.

16H00 : Je m'inquiète un peu pour Zika... Je la trouve amorphe et son poil devient terne. En même temps j'ai vu suffisamment de chiens débarquer d'une Transat pour savoir qu'il n'y a là rien que de très normal. Donc, si ce n'est pas de l'inquiétude, qu'est-ce que c'est ? De la culpabilité ? Courage ma Zika, je te jure qu'on a fait la moitié la plus dure et que dans une semaine tu retrouveras la terre ferme !

16H55 : Depuis un moment je pense à ce que je vais me faire à manger ce soir puisque le bateau est devenu un peu plus vivable. Des tagliatelles aux champignons avec de la crème...

18H05 : Nom de Dieu de bordel de merde, je me suis régalé ! Bon sinon on a continué à tracer à plus de cinq nœuds, mais le vent semble vouloir se décaler un peu. Ce qui veut dire que je vais devoir surveiller le cap avec un peu plus d'attention cette nuit. Allez, à demain !

Le mardi 04 décembre 2018

06H10 : Bonjour. Nuit de merde comme je les aime. Peu dormi, gros grains vers minuit, puis pétole, puis re-vent à décorner les bœufs et grosses vagues... Et pour couronner le tout on a fait route à 4,5 Nds au 255° au lieu de faire un 275°. Bref, nuit de merde.
Je m'apprête à lofer de 30° pour rattraper le coup, mais ça va nous mettre travers à la vague. Je sens que cette journée va être une partie de plaisir !

06H40 : Voilà, nous sommes à 140° du vent, tribord amure. Cap au 285° normalement... C'est plus confortable qu'au vent arrière je le reconnais, sauf lorsque ces montagnes d'eau se mettent à déferler. Je prévois quelques immersions de cockpit.
Pour info, nous sommes à 125Milles au sud de la Jamaïque.

07H10 : 130° du vent. Il faut que j'arrive à remonter plus encore. Comme je l'ai dit je dois accorder plus d'attention à la route. Pour faire simple, les jours précédents, du moment que je faisais grosso-modo de l'Ouest, cela n'avait pas vraiment d'importance. Sauf que sur cette route qui est sensée nous mener au Guatemala il y a en fait deux virages destinés à nous faire éviter les haut-fonds honduriens et leurs malandrins. Et je tiens à les négocier correctement ces virages. Attention, on n'est pas à vingt Milles près hein ! Mais quand même, mais c'est important. Le premier de ces virages, demain soir normalement.

O7H50 : Hihihi !!!! Je rigole tout seul ! Je viens de tousser, et je me suis rendu compte que ça me faisait mal aux abdominaux. Je ne savais même pas que j'en avais encore dis-donc !

09H00 : Le cap est bon et la navigation moins inconfortable que je ne le craignais. J'arrive enfin à évacuer le stress de ce matin (oui, j'étais stressé ce matin). Zika elle aussi déstresse. Elle a profité du roulis moins important pour faire une longue balade sur le pont. Elle s'est juchée sur le roof pour scruter l'horizon ; rien, quedalle. J'imagine sa joie lorsqu'enfin on pourra apercevoir la terre ! Regarde ma Zika, un nouveau continent ! Touline elle, en vieille briscarde, roupille calée derrière les instruments.

10H30 : Je viens de passer un bon moment à peaufiner mon atterrissage sur mon téléphone. Je vous ai dit que j'avais Opencpn sur mon téléphone ? L'arrivée sur Livingston ne devrait pas poser trop de problèmes, cependant il conviendra d'être attentif pour négocier les trente derniers milles... L'idéal serait de les faire de jour, bien sûr. Et ça, ça va être mon boulot, les jours qui précéderont, de faire en sorte que ça arrive.

12H00 : 4,6 Nds en six heures au 283°. Tout roule. Il y a de plus en plus de bancs de sargasses. Cela fait deux fois en moins d'une heure que je suis obligé de dégager la pâle du régulateur !

12H45 : Gros grain sur l'arrière et pétrolier sur la droite.

12H55 : J'essaye d'appeler le pétrolier sur la VHF, mais il ne répond pas. Il est invisible sur l'AIS et le Mer-Veille est muet... Bizarre.

13H00 Toujours pas de réponse du pétrolier... Pourtant j'aurais bien aimé avoir quelques infos sur la météo... Mais bon, là j'ai un peu autre chose à faire : Le grain arrive et j'ai l'impression qu'on va manger grave.

14H00 : Voilà, c'est fini. Le grain nous a frôlé par tribord, et le second, plus petit, qui se cachait derrière (le fourbe !) nous a frappé de plein fouet. Le pétrolier lui, a disparu. Je commence à me demander si je n'ai pas un problème d'antenne moi...


14H50 : J'ai à peine finit la vidéo (ci-dessus), que le vent que le vent s'emballe de nouveau. On file à six Nœuds. On n'avait pas dit qu'en Jamaïque ça devait se calmer un peu, si ? Non ? Ok, j'avais dit « après » la Jamaïque... Autant pour moi.
Je réduis le foc. Réduit déjà pour le passage du grain, puis relâché ensuite... Pfff... Ça n'arrête pas. Heureusement avec l'association nouvel enrouleur/nouveaux winchs ST46, je fais ça quasiment avec deux doigts. D’ailleurs je note avec satisfaction l'absence d'ampoule sur mes mains. D'habitude après une semaine de mer, j'ai les mains martyrisées.



16H50 : Youpi c'est Noël ! J'étais en train de penser à ce que j'allais manger ce soir, et franchement je déprimais un peu devant le peu de choix que j'avais. Je vous l'ai dit, mon avitaillement laisse à désirer. Quand soudain je me suis rappelé que quelque part il me restait un sac avec des conserves que m'avait donné un bon copain, Hubert, lorsqu'il a vendu son bateau. Et bingo ! J'ai mis la main dessus ! Du coup, ce soir ce sera des tripes avec le reste de tagliatelles d'hier. Chouette !

18H00 : 5,6 Nds sur six heures, c'est super ! Et le cap est pas mal. J'ai mangé comme un petit goret ! Sinon, quoi dire ? J'espère ne pas avoir de grains cette nuit, parce que j'ai besoin de dormir.

Le mercredi 5 décembre 2018

05H30 : Cela fait une demi-heure que je suis levé, après une bonne nuit réparatrice. Les bêtes sont encore à l'intérieur, j'ai pris mon café, et là franchement je profite. Le ciel s’éclaircit peu à peu au cul de La Boiteuse, sur un fin croissant de lune moribond. On se traîne, mais je m'en fout. Je profite je vous dit. Plus de vagues qui déferlent, plus de dérapages intempestifs de mon frêle esquif, juste le murmure du sillage. Je profite. Je profite d'autant plus que je sais que de tels moments sont rares depuis mon départ...
A l'intérieur j'entends qu'on s'impatiente. Touline a faim et Zika veut sortir... Deux minutes mes amours, laissez-moi profiter encore deux minutes... C'est le meilleur moment de la journée.

06H05 : Le cap et la vitesse ont été bons cette nuit. 5,5 Nds au 290°. J'ai encore quelques minutes devant moi avant de relancer La Boiteuse, alors je continue à profiter du moment. La grosse méchante houle a presque disparue, pas un frisottis à l'horizon, on avance peinard. C'est trop bon !
Cette nuit nous avons franchi le cap symbolique des 1000 Milles parcourus.

06H25 : Foutrecul ! Vous n'imaginez pas combien c'est plaisant de passer quelques minutes assis sur le roof à regarder la mer sans que, pour la première fois depuis une semaine, ma vie ne soit en danger. C'est agréable à un point... Bref, cela m'a aussi permis de constater que l'écoute de foc a pas mal souffert du ragage avec la mâchoire du tangon. Il va falloir que j'intervienne... Oh, pas tout de suite, non. Je pense que ça peut attendre que j'ai à détangonner.
Bon allez, au boulot ! Je déroule un peu de foc, et j’abats de 10°. Go !

07H16 : Top ! Le GPS me dit que nous venons de franchir la ligne des 78°21' de longitude Ouest ! Ce qui veut dire qu'officiellement la Jamaïque est derrière nous ! Youpi !

08H10 : Je lofe encore de 10°. Comme à chaque fois, avec la lumière du jour (la chaleur en fait), le vent a tendance à modifier légèrement sa trajectoire, alors je dois compenser et le suivre au fur et à mesure avec le régulateur d'allure.
Normalement d'ici midi je devrais encore lofer de 20° et me retrouver à 110° degré du vent. Ce qui me permettra de détangonner et de changer l'écoute usée.

08H30 : Depuis ce matin on peut dire que la discipline s'est un peu relâchée à bord. Et que je me balade sur le pont sans permission, et que je grimpe sur le lazy-bag, et que je m'allonge sur le roof en pied de mât... J'essaye tant bien que mal de gérer tout ça, mais une grande partie de mon cerveau me dit : Allez, fout-leur un peu la paix. Elles en ont bavé ces petites durant la semaine passée, tu peux bien leur laisser un peu de liberté...
Ouais mai bon, je les connais bien ces petites comme tu dis. Tu leur donnes la main, elles de bouffent le coude ! Il n'y en a pas une pour racheter l'autre, bien au contraire ! Il suffit qu'une des deux fasse une connerie, pour que l'autre s'empresse de l'imiter ! Donc, je remet ma casquette de Capitaine et je sors ma grosse voix !

10H45 : Comme à chaque fois lors de grandes navigations, mes yeux sont fixés vers l'arrière pendant un moment, puis il arrive un jour où tout naturellement je commence à regarder plus volontiers vers l'avant du bateau. Qu'importe que l'on soit à des centaines de milles de toutes terres, mon regard se met à scruter l'horizon dans l'espoir de... Je ne sais pas exactement. C'est comme ça, c'est tout.
Nous sommes à ce moment particulier. Pourtant je sais bien que la prochaine terre que nous sommes sensé apercevoir sera l'île de Guanaja (Honduras), et que ce ne sera pas avant dimanche ou lundi prochain !

11H00 : De plus en plus de sargasses, en bancs compacts de quelques dizaines de mètres carrés.

11H45 : Yes ! Virement effectué et passage du WP n°1 à un demi- mille de distance, et avec six heures d'avance sur mes prévisions d'hier ! Trop fort le Gwen !
Cap au 300°, Bon plein à 85° du vent.

12H00 : 128 milles de parcourus en 24 heures, c'est pas mal. Pas mal du tout même. Je n'en reviens pas comment les choses se goupillent. Le timing et la réalisation de mes plans sont quasiment parfaits pour une fois. Comme le disait mon brillant ami Hughes ; il n'est pas interdit d'avoir de la chance !
Il n'empêche, même si avec la technologie actuelle c'est presque un jeu d'enfant que d'y parvenir, je trouve que rallier un point précis dans l'océan à quelques deux milles kilomètres de distance, cela a quelque chose de magique quelque part... L'enfant au fond de moi s'émerveille encore.

12H30 : Après le roulis, Zika expérimente un truc nouveau qui s'appelle le tangage ! Et moi je vais enfin pouvoir faire une petite sieste sur le banc sans crainte de tomber par terre !

13H00 : Je lofe encore de 20°, du coup ça devient un poil moins confortable ? C'est à cause de la dérive... La Boiteuse nécessite d'être parfaitement équilibrée au près, c'est à dire que la surface de la voile d'avant doit égaler celle de la Grand-Voile. Ce qui n'est pas le cas actuellement puisque ma GV à encore ses deux ris de pris. Pour bien faire, dans ces circonstances il faudrait que soit je relâche un ris, mais je n'ai pas envie de devoir le reprendre en urgence si un grain se présente, soit que je réduise la surface de la Mule. Mais l'on perdrait un nœuds à coup sûr... Pffff... Voilà le parfait exemple du genre de dilemme auquel les voileux sont soumis.
Allez, on va laisser les choses en l'état pour l'instant. On se reposera la question d'ici une heure ou deux.

13H35 : Pétrolier sur bâbord. Apparemment il suit la même route que moi. Rien sur l'AIS.

13H55 : Trop cool ! Le bateau que je vois est enfin apparu sur mon AIS, et j'ai pu le contacter par radio. Il m'a donné les dernières infos météo pour la zone : Nord-Est, maxi 25 Nœuds... Mouais, j'espère qu'on n'aura pas ça, mais c'est sympa quand même de sa part. Il m'a souhaité good fortune et moi a nice travel.
Il semblerait que le bateau, La Boca, ne soit apparu sur mon AIS que lorsque il a été à six milles de moi, et c'est sans doute pour ça que je n'ai pas pu voir le bateau d'hier, il était trop loin. Je vais me plonger dans le manuel pour voir si je ne peux pas agrandir ce rayon...

14H20 : Si j'ai choisi cette route, c'est parce qu'elle me paraissait être la plus sûre par rapport aux récifs, bancs et autres joyeusetés qui parsème la région. J'aurais dû me douter que ce serait un couloir naturel pour la navigation des navires de commerce... Il va falloir que j'ouvre l’œil !

15H20 : Encore un pétrolier derrière moi, l'Hamstead.

16H10 : Le vent est en train de tomber. Un joli F2 sympatoche, et nous avançons quand même à 4,5 Nds. Normal, puisque d'après la carte nous devrions avoir entre 1 et 1,5 Nds de courant dans les fesses. Elle est pas belle la vie ?
Là encore, c'est normal ce courant, puisque nous tentons de nous faufiler entre deux grosses montagnes sous-marines qui affleurent à la surface de part et d'autre de notre route. Pour les béotiens cet effet d’accélération s'appelle l'effet Venturi.

16H35 : Rien. Pas un dauphin, pas une baleine, pas un oiseau. Quedalle à l'horizon. Pourtant ce serait le moment idéal pour qu'une bande de joyeux drilles viennent caracoler devant l'étrave de La Boiteuse ! Mais non, rien. Depuis notre départ, à part quelques Fous, des Noddis Bruns et des poissons volants, je n'ai rien vu sur cette mer des Caraïbes.

17H00 : Aaaah ! On dirait que le vent semble revenir un peu alors que je suis obligé de lofer encore de 5°. Nous voilà à 60° du vent.

17H30 : Je sers son repas à Zika et me lance dans le réchauffage d'une boite de cassoulet. Ce soir ça va péter dans le duvet !

18H05 : 4,5 Nœuds sur six heures. On file au 300° avec un vent qui se renforce petit à petit... Ça plus les cargos, je me dis que la nuit va être compliquée...

Le jeudi 6 décembre 2018

06H15 : Comme je le disais hier au soir, la nuit fut compliquée. Pas autant que je le craignais, mais un peu quand même. Par quatre fois j'ai dû maintenir la veille le temps de laisser passer des pétroliers qui arrivaient soit en face de moi, soit derrière moi. Le plus près est passé à moins d'un mille...
Pendant ce temps-la, La Boiteuse fendait les flots, au près d'abord, puis à partir de 04H00 le vent est passé à l'Est et on a pu faire du bon plein, et finalement du travers. Bref, encore une journée et une demi-nuit à bouffer de la vague, ensuite on pourra abattre et piquer sur Livingston.

06H30 : Oh mais c'est quoi cette grosse ligne de grains qui nous arrive par le travers ? Mais voulez-vous vous en aller ! Allez, zou ! Du Balais !

06H50 : Zika a enfin compris l’intérêt principal du près et de la gîte. C'est de pouvoir s'allonger sur la banquette sous le vent et de regarder le paysage. Accessoirement c'est ma place, mais bon...

07H00 : Je repense au type d'hier à la VHF qui me souhaitait bonne fortune. Je sais bien que c'est une expression convenue en anglais, mais rétrospectivement ça fait un peu flipper quand même. Ça me fait penser à ces chauffeurs de taxi marocains qui lorsque tu leur demandes de te conduire quelque part, te répondent Inch Allah ! Ce n'est vraiment pas rassurant croyez-moi, surtout quand on voit comment ils conduisent ! Bref, tout ça pour dire que je ne compte absolument pas sur la « fortune » pour arriver au Guatemala. Je compte sur moi, mon bateau, et moi... C'est tout !

07H15 : C'est bon, le grain nous est passé devant. On a eu droit à quelques gouttes de pluie, mais rien de bien méchant. Putain, je n'arrête pas de compter et de recompter sur mes doigts. Cinq jours, il reste cinq jours !

07H50 : Hihihi... Zika qui faisait sa promenade à l'avant vient de se prendre un paquet de mer, quelque chose de bien ! Du coup ça lui a coupé l'envie !
La grande différence qu'il y a entre Touline et Zika, c'est que Touline est intrépide alors que Zika est courageuse. Touline elle, elle s'en fout du danger, elle ne le voit pas. Elle fonce, et ça passe ou ça casse. Alors que Zika, on voit bien qu'elle est pétée de trouille, mais elle y va quand même. C'est ça le courage, savoir dépasser sa peur. Respect ma belle.

08H25 : Fait chier... La grosse houle est de nouveau là avec son cortège de déferlantes. Sauf que cette fois on est vraiment travers au vent et à la vague et ça devient un tantinet scabreux. La seule chose qui nous avantage pour l’instant, c'est notre vitesse ; 6 Nœuds. Mais à un moment il va bien y en avoir une qui va nous tomber sur la gueule, c'est sûr !

08H35 : Et ben voilà, qu'est-ce que je disais... Pile sur la tête à Zika !

08H50 : Pétrolier sur tribord avant.

09H00 : Ça me trotte dans la tête depuis ce matin, je me demande dans quelle mesure je ne pourrais pas, comment dire, couper le fromage... Vous voyez ce que je veux dire ? En toute sécurité bien sûr.
Cela nous raccourcirait un peu la route, pas grand chose, à peine 10 Milles, mais surtout cela nous permettrait d'être plus confortable par rapport au vent et à la mer.
Je m'accorde un délais de réflexion avant de prendre ma décision...

11H00 : Je me rends compte qu'il existe une similitude entre le Marin en Martinique, et le Rio Dulce. Tous les deux sont des enclaves. Fronteras est une enclave moderne au milieu d'un pays sous-développé. Le Marin, je dirais plutôt que c'est une enclave de métropolitains blancs au milieu d'une île majoritairement créole et hostile. Cela me peine que de devoir l'admettre, mais en presque trois ans de présence en Martinique je n'ai dû quitter la marina et ses alentours immédiats que cinq ou six fois... Et à chaque fois c'était pour effectuer une course rapide à Fort de France ou bien aller chercher quelqu'un à l'aéroport.
La raison de ce comportement est double. La première est que je n'en avais nul besoin. A la marina j'avais tout ce dont j'avais besoin dans un rayon de 500m, alors franchement pourquoi se fatiguer à aller voir ailleurs. Mais surtout, si je ne quittais que très rarement la marina c'est parce que je n'avais vraiment pas envie de me coltiner les regards hostiles, haineux parfois, et les réflexions cinglantes de la population locale... Et c'est devenu pire une fois que j'ai eu Zika. L’attitude de ces gens envers les chiens, et à fortiori les propriétaires blancs de ces chiens, est proprement insupportable. Heureusement il y a quelques exceptions, mais elle sont rarissimes.

Alors oui, je n'hésite pas à le dire, pendant mon séjour en Martinique je me suis senti racisé, victime d'un racisme à peine dissimulé, voire même ostentatoire. La population ne vous aime pas et vous le fait comprendre à peine avez-vous mis un pied en dehors du territoire qui est supposément le votre. C'est horrible comme situation. Cela gâche tout les petits bonheurs qu'apporte généralement la découverte et le partage d'une autre culture. Bref, j'espère vraiment qu'au Guatemala il en est autrement.

(Pour info, j'ai longuement hésité avant de coucher sur le papier ce que vous venez de lire, et j'imagine que certains vont hurler en lisant ces mots, voire même m'en vouloir qui sait. Mais ce n'est pas grave... J'ai jugé que cela valait le coup d'en décevoir quelques-uns plutôt que de me taire sur un sujet si important pour moi.)

12H05 : Et voilà, c'est parti, on coupe le fromage ! Cap au 265° à 125° du vent. Prochaine destination, Las Islas Santanilla ! Les îles de la sentinelle ! Rien à voir avec celle de l'océan indien où l'on accueille les évangélistes avec des flèches dans le cul. Celles-ci sont deux cailloux perdus à 100 Milles au large du Honduras. On y sera dans dans trente-six heures.
Pour fêter ça, ce midi ce sera un sandwich au pâté ! J'ai découvert une boite de pâté Hénaff dans le fond du sac à malice d'Hubert !

12H45 : Tudieu ! Il nous reste 480 Milles à faire. Si on arrive à garder une moyenne de cinq nœuds, on y sera lundi après-midi ! Et non-pas mardi 11 décembre comme je le prévois depuis mon départ !

Ouais mais bon, t'emballe pas mon Gwen. Tu sais bien que les vents ont tendance à sacrément baisser à l'approche du Rio, tu le sais n'est-ce pas ?
Oui, d'accord, ok, mais si on continue à prendre de l'avance ? Regarde là, on avance à 6 Nœuds !
T'emballe pas j'te dis !!!!
Mais heuuuuu....
Chut !

13H00 : Mine de rien la mer est foutrement dure, et le vent ne débande pas. Les voilà les fameux 25 Nœuds dont parlait le type d'hier à la VHF.

13H15 : L'espèce de front nuageux qui nous a offert une matinée grisounette semble être passé. Derrière, je ne distingue que de la brume de chaleur et quelques cumulus de beau temps. Alors je pose la question : C'est fini là ou bien ?

15H00 : Cargo par tribord arrière.

15H15 : Je viens de contacter le porte-containers qui s'appelle l’Étoile (si si c'est vrai !). Étonné par son nom j'ai essayé de lui parler en français mais ça n'a pas marché ! Plus sérieusement il m'a rencardé sur la météo pour les deux ou trois prochains jours : F2 à 5, secteur Est, vagues de 1 à 2 mètres. En clair, de la pétole et pas pire que ce que l'on avait ce matin. Merci l’Étoile !


L’Étoile

15H30 : Depuis janvier de cette année, j'ai passé des heures et des heures à étudier la météo entre la Martinique et le Guatemala. Mes potes Jean et Jean-Lou pourront vous le confirmer ! Et je savais que normalement, une fois passé la Jamaïque, cette partie du voyage serait plus cool. Je le savais, mais quand même ça fait plaisir de se le voir confirmer par les faits.

15H35 : Gros paquet de mer dans le cockpit ! Blam ! Tout est trempé, le duvet, le chien, moi...

16H30 : C'est d'un chaotique cette mer... Bon allez, j'en ai marre !

16H45 : Voilà, c'est fait. La mule est tangonnée, et j’abats encore pour me retrouver le plus possible perpendiculaire à la houle, sans m'éloigner trop de ma route. Pas évident...



17H00 : Nous sommes dans un de ces moments que je hais par dessus tout. Lorsque le vent et la mer ne sont plus en adéquation. Ça déferle de partout avec des creux de plus de quatre mètres, et il n'y a même pas 15 Nœuds de vent ! Je déteste ça !

17H20 : C'est bon, je crois que j'ai enfin trouvé le bon réglage. Je ne sais pas trop sur quel cap cela va nous emmener, mais pour l'instant on encaisse un peu mieux les déferlantes. Apparemment on se dirige pile vers le soleil couchant, c'est déjà une bonne indication non ?

18H15 : 5,55 Nds sur six heures. Ce n'est pas mal du tout, mais surtout cela nous donne de la marge pour plus tard.
Franchement, ce soir j'en ai plein le cul... Il va falloir que je réfléchisse sérieusement à ce que je veux faire de ma vie, parce que là... Je crois que j'en ai fini avec la voile ! Autant, habiter sur un bateau j'adore vraiment. Mais un bateau immobile !
Ok, d'accord, je suis fatigué et énervé... Je crois que je ferais mieux d'aller dormir.






11 commentaires:

Laurent a dit…

Oh putain, je te comprends de plus en plus après avoir navigué jusqu'en Ecosse l'été dernier. C'est paradoxal cet envie et dégout de la nave.
Hâte de lire la suite

Sophie L a dit…

Merci Gwen pour le récit et ta franchise. Moi aussi je veux que tu trouves ton équilibre au Guatemala.
A quand tu peux pour la suite (je sais pas pourquoi, mais je suis inquiète pour Touline...).

hedilya a dit…

Youpi (et de te savoir arrivé). Zibous blues.

Olivier Globetrotteur a dit…

Impeccable deuxième partie, je confirme, on a l’impression d’etre sur le bateau avec toi, Zika et Touline.
Et je compatis sur l’inadéquation entre le vent et l’état de la mer. Je me suis fait ça 11 jours sur 12 entre Mindelo et Le Marin.
Amitiés

Gwendal Denis a dit…

@Laurent : Heureux de voir que je ne suis pas le seul...

@Sophie : Rassure toi, Touline va très bien. Elle s'éclate dans la jungle, ses gènes de jaguar se réveillent !

@Hedilya : Tu connais le Guatemala ?

@Olivier : je fais de mon mieux question écriture mon bon Monsieur, mais merci !

Unknown a dit…

je te cite amigo :
"(Pour info, j'ai longuement hésité avant de coucher sur le papier ce que vous venez de lire, et j'imagine que certains vont hurler en lisant ces mots, voire même m'en vouloir qui sait. Mais ce n'est pas grave... J'ai jugé que cela valait le coup d'en décevoir quelques-uns plutôt que de me taire sur un sujet si important pour moi.)"
je partage entierement tes impressions et constatations, de 2006 à 2009 tous les deux mois je passais une semaine pres de Fort de France chez l'habitant, et j'ai frequemment pendant ce temps ressenti ce que tu as eprouvé, le pire c'est que les autochtones se plaignaient du racisme des français et en contre coup me le faisaient payer alors qu'habitué à vivre à Cuba où les deux populations et même trois : noirs, blancs et metis vivent normalement sans aucun ressentiment ce type de comportement n'existait pas et n'existe toujours pas puisque depuis 2009 j'y suis retourné souvent, les antillais n'ont toujours pas réglé ce probleme qui remonte à plusieurs siecles..Je trouve cela idiot...

Unknown a dit…

Je suis persuadé que tu trouveras ta place au guatemala

Éric D. a dit…

Salut Gwendal,
C'est un vrai bonheur de découvrir que tu es parvenu à continuer ta route,caf comme d'autres de tes 'followers', je craignais que ton voyage ne se termine dans l'amertume, alors qu'on sent bien à te lire que tu as repris les rênes de ta vie pour choisir,et non subir, l'endroit où tu penses poser définitivement ton sac.
Peut-être te souviens-tu, il y a un an, je t'avais envoyé un lien vers mon blog ( hivaoasailing.blogspot.fr) après avoir craqué pour un trimaran en vue d'un long voyage,mais à deux en ce qui me concerne. Malheureusement pour moi une saloperie de crabe m'a rattrapé et je suis pour l'instant en stand by. C'est dire comme le fait de lire que tu t'es enfin désenglué de ta situation me fait plaisir et me donne la patate pour vaincre mon ennemi actuel.
Tu es un mec bien, sensible et intelligent,et j'aimerais avoir le temps de croiser ta route, pourquoi pas sur le Rio dulce, afin de te connaître'en vrai' et partager quelques moments d'échange avec toi.
Amitié (et respect pour ton parcours).
Éric.

Philippe a dit…

Magnifique Gwen. Je me souviens quand on faisait le tour de ton voilier au début de ton périple. Quel chemin...beau texte également, là aussi, du vrai, du bon de l'émouvant, de l'humain, de la peur, de la fatigue, du bonheur des petits riens. Je ne sais pas si tu vas faire le bernik quelque part ou pas, on s'en fout, ce qui compte, pour moi qui ne t'ai pas lu depuis longtemps, c'est la différence, ce sont les propos, les tournures, ce qui se lit entre les lignes, la vie. merci, je t'embrasse capitaine. Philippe
... et comme me disait Eugène à l'approche d'un grain... méfie toi, on n'est pas à l'abri d'un coup de bol...

Anonyme a dit…

Bonjour,
beau récit, le don de l’écriture est toujours là.
Patrick

Gwendal Denis a dit…

@Toussaint : Je sais que je ne suis pas le seul à avoir, ou à ressentir ça. Mais en ces temps incertains il y a des vérités qui fâchent.

@Eric : Je suis ton blog avec attention depuis ton départ, et moi aussi j'espère qu'on aura l'occasion de se croiser !

@Philippe : Merci mon pote ! Ça me touche.

@Patrick : C'est gentil !