lundi 12 octobre 2015

Coup de vent sur Trinidad

10°40.788N 61°37.257W
Carenage Bay, Trinidad

Quelques minutes après mon arrivée à Carenage Bay, je retrouvais Patrick à bord du Capsun pour un café bien mérité. Nous étions ravis de nous revoir après six mois, et nous échangeâmes les premières infos. Patrick était depuis deux mois au mouillage, et semblait content de son sort. L'endroit était assez sécurisé, peu de vent et de houle, les fonds étaient fait de vase fine mais semblaient tenir. L'argument final du coût, 100 US$ par mois, termina de me convaincre : J'allais m'abstenir de prendre une bouée et allais mouiller au milieu des copains. Après tout, j'avais bien mouillé deux mois dans le fleuve Kourou et il ne m'était rien arrivé... Et pourtant ce n'était pas une sinécure, croyez-moi !
Ainsi, en milieu d'après-midi la lancha du club et son moteur de 40 chevaux m'aidait à mouiller mon ancre au milieu des autres.

La Boiteuse au mouillage
Tout se passait bien, et ce jeudi 08 octobre présumait d'être comme tous les autres jours. Ensoleillé le matin, avec peut-être quelques nuages l'après-midi. Personnellement, j'attendais la pluie avec impatience car il n'avait pas plu depuis mon arrivée et je n'avais pas envie de me taper une corvée de bidonnage. N'ayant rien de particulier à faire, j'ai passé ma matinée sur mon ordinateur tout en papotant avec les copains. Puis, vers midi chacun a regagné ses pénates pour le repas, et bien plus important, la sieste qui s'ensuit.

Ça se lève...
J'arrive sur mon bord et commence à me préparer à manger, un pavé de steak américain avec quelques pâtes. Dehors, le ciel est couvert et le vent s'est levé. La Boiteuse commence à tirer des bords sur son ancre.
Soudain, alors que je peaufinais la cuisson de ma viande, j'entends le son aigrelet d'une corne de brume en plastique. Vous savez, ce genre de truc qu'on trouve dans les ships et qui ressemble à un jouet d'enfant... Et qui en a la puissance. Il s'agit d'un de mes voisins, Brice sur Chintouna, qui cherche à attirer l'attention des boat-boys parce qu'il a repéré deux voiliers dans le fond de la baie en train de jouer les autos-tamponneuses. Les deux ont beau être sur corps-morts, ils ont quand même trouvé le moyen de se retrouver nez à nez et de se toucher.
Le vent emporte les tut-tut-tuts de la corne, et sur le ponton personne ne réagit. N'écoutant que ma gentillesse proverbiale j'éteins alors le feu sous la poêle et je saute dans mon annexe pour aller proposer mon aide. Après un détour par Chintouna, je fonce vers le ponton et averti les employés qui prennent leur temps, tout leur temps, pour aller voir ce qui se passe. Sur le retour, je refais un arrêt chez Brice, et on commence à papoter sur nos diverses expériences de mouillage, les coins qu'on a faits, le type d'ancre, le métrage de chaîne, etc. Kourou restant une référence en matière de mouillage merdique ! Bref, probablement le sujet de conversation le plus prisé du marin-voyageur, et personne n'est pour l'instant inquiet quant à la tenue de son propre mouillage.

Sauf que pendant que nous causions, ça commence à se lever vraiment... Des risées arrivent de tous les côtés et s’abattent sur la petite baie en soulevant des embruns. Euh... Il serait peut-être temps que je rejoigne mon bord non ? Je fonce vers La Boiteuse et alors que j'accroche le boute de l'annexe je vois du coin de l’œil Chintouna qui commence à déraper !
Bordel ! Même pas deux minutes avant, nous parlions de la tenue de notre ancre et de la confiance que nous y mettions, c'est vraiment pas de bol...
J'entre dans le carré, et je m’apprête à remettre le feu sous les pâtes lorsque j’entends gueuler à l'extérieur. Je jette un œil... Putain ! Là c'est moi qui ai décroché !!! Le voilier que je vois derrière moi et vers lequel je me dirige, ce trouvait encore il a deux minutes à 50 mètres de moi ! Son propriétaire, un brésilien, est à l'avant et commence à placer des pare-battages en prévision de l'inévitable collision ! De mon côté, malgré le préchauffage défectueux je m'échine à essayer de démarrer le moteur. En vain...

La Boiteuse recule toujours sous les bourrasques de plus en plus fortes. Je laisse tomber la clef de contact et je me précipite à l'arrière pour parer autant que faire se peut les dégâts. Le régulateur manque d'écrabouiller l'annexe du brésilien, une Babana Boot d'une extrême fragilité. Heureusement, au dernier moment La Boiteuse vire un peu, et l'annexe rigide que m'a loué la marina fait tampon entre nos deux bateau. Ouf ! Ça passe sans dégât !

Mais ce premier obstacle évité, il en reste d'autres... Je décide de sortir mon ancre de secours qui se trouve au fond du coffre arrière. Je balance tout ce qui m'empêche d'y accéder dans le cockpit et je la sors... Pour m'apercevoir qu'elle est tellement rouillée qu'elle est inutilisable ! Là, je me maudis car il s'agit bien d'une négligence de ma part. J'aurais dû en prendre soin. Mais bon, c'est pas grave, pour l'instant j'ai autre chose à faire qu'à me faire des reproches car La Boiteuse vient de reculer de cent mètres et se dirige maintenant vers l'étrave d'un ketch américain.

Le Mighty Sparrow
A l'avant du ketch américain en acier, le Mighty Sparrow, il y a Mary-Ann, 74 ans, qui me regarde arriver droit sur elle. Boum, crac !!! La Boiteuse percute l'étrave du ketch avec son flanc tribord, glisse et se met bord à bord. Avec Mary-Ann nous tentons tant bien que mal de protéger nos bateaux respectifs avec des pare-battages, mais les vagues font danser les coques les unes contre les autres. Malgré nos efforts, je vois des bouts de listons qui éclatent avec des craquements sinistres... Soudain j'ai l'idée, peut-être saugrenue, d'essayer de m'amarrer au ketch, histoire d’arrêter de dériver. C'est une coque acier qui doit bien faire vingt tonnes, mouillées avec une grosse chaîne de douze, normalement ça devrait bien m'arrêter... Mais non ! Son ancre décroche à son tour et nous voilà partis tous les deux !

Là, ça se complique sérieusement... Nos deux bateaux liés entre eux par l'avant reculent et se dirigent droit vers le rivage. Au passage, nous percutons un troisième bateau sur corps mort, son davier éraflant sérieusement le flanc tribord du ketch. Franchement, à ce moment précis, je crois que nous allons aller tous les deux à la côte... J'en avise Mary-Ann, tout en là rassurant en lui disant que nous ne sommes pas en danger pour autant.
C'est là que la chance, qui s'était faite plutôt discrète ces dernières minutes, est intervenue. Nous avons dérivé encore sur une cinquantaine de mètres, puis l'arrière de la Boiteuse est venu percuter une épave bleue qui se trouvait là. Son safran s'est pris dans la ligne du corps mort, et du coup nos deux bateaux se sont trouvés immobilisés nez à nez. La Boiteuse retenue par son safran et cognant avec force contre l'épave, et le Mighty Sparrow accroché par l'avant à la proue de La Boiteuse...

Une épave bienvenue
La situation était précaire, mais elle avait le mérite de m'offrir une pause. Je ne sais pas exactement combien de temps s'était écoulé depuis que l'ancre avait décroché, sans doute moins d'un quart d'heure, mais j'avais l'impression que cela faisait des heures de que je bataillais. Le vent soufflait toujours très fort, entre 35 et 40 nœuds m'a t-on dit par la suite, et la pluie commençait à tomber.
Je jette un coup d’œil autour de moi : C'est la débandade dans la baie. Quasiment tous les bateaux au mouillage ont dérapé ou sont en train de le faire. C'est à dire en tout neuf voiliers... Obligés de remonter leur ancre en catastrophe et de faire des ronds dans l'eau en attendant que ça passe, ou pour le moins d'étaler au moteur.

Le vent se calme un peu, juste un peu, et maintenant c'est la pluie qui tombe en averse violente. Je me réfugie à l'intérieur et en profite pour fumer une pipe. Il n'y a rien d'autre à faire qu'à attendre. Mon steak est froid dans la poêle mais je n'ai pas vraiment le cœur de me remettre aux fourneaux. Nous ne sommes pas encore en sécurité et la ligne de mouillage qui est coincée dans le safran est bien fine...
Le flanc tribord de La Boiteuse continue à frapper contre l'épave à chaque vague. Un de mes pare-battages a déjà explosé, et les autres peinent à faire leur boulot. Le liston a disparu sur plusieurs mètres, et à chaque choc j'aperçois des bouts de gelcoat qui volent. Putain... J'ai une pensée fugace pour ce que cette aventure va me coûter, mais je l'évacue très vite. Chaque chose en son temps. Pour l'instant je dois mettre La Boiteuse en sécurité.

Lorsque la pluie cesse enfin, et que le vent semble définitivement tombé, le bateau à moteur du club arrive enfin. Il s'en suit quelques palabres inutiles sur la manière de démêler le Mighty Sparrow et La Boiteuse, et sur le fait que je leur demande de me conduire sur un corps morts. Ça n'a pas l'air de leur convenir. A la fin, je hausse un peu le ton, et j'ordonne. Avec un moteur en rade, il est hors de question que je retourne au mouillage. C'est comme ça et ce n'est pas autrement.
Devant ma détermination, les employés cèdent et font comme je leur dis. On frappe une aussière à l'avant de la Boiteuse et je largue celle qui retient le ketch. Pendant que les 40 chevaux du hors-bord me halent, je remonte mon ancre qui fort heureusement n'est pas prise dans la chaîne du ketch. Mary-Ann me regarde partir un peu inquiète. Je la rassure en lui disant que son bateau ne bougera plus maintenant et que de toute façon dès que mon bateau est amarré, je reviens lui filer un coup de main et rester avec elle le temps que son mari Ron revienne.
Quelques minutes plus tard La Boiteuse est amarrée sur son corps mort. Dans la baie, les voiliers qui avaient levé l'ancre en catastrophe mouillent de nouveau les uns après les autres. Ron à rejoint son bord et le Mighty Sparrow est de nouveau ancré correctement. Le coup de vent est terminé et tout rentre plus ou moins dans l'ordre sauf que tous les bateaux ont changé de place !

Oups !
Comme promis, sitôt amarré je saute dans mon annexe de location, et je commence à faire la tournée des bateaux que j'ai touché en dérivant. Tout d'abord le brésilien. On a eu beaucoup de chance, car son annexe est intacte. J'ai pourtant bien cru que j'allais en faire du petit bois...
Ensuite je retourne vers le Mighty Sparrow. Lorsque j'arrive je suis dans mes petits souliers... Mais l'accueil de Ron et Mary-Ann me rassure assez rapidement. Ron est hilare et sa femme a retrouvé le sourire. Ça fait trente ans qu'ils naviguent dans ces eaux, et ils en ont vu d'autre !Tout en buvant un verre de jus d'orange, nous évoquons les dégâts qu'ils ont subi et que je me propose de rembourser, bien sûr, dans la mesure de mes moyens.
On verra demain me dit Ron ! Pour l'instant let's have a drink ! Ces deux petits-vieux du New Jersey sont décidément adorables !

Le liston est fichu
Bon, quelques jours sont passés depuis cet événement et son bilan est heureusement relativement minime. Enfin, ce que je veux dire c'est que ça aurait pu être pire. C'est La Boiteuse qui a le plus morflé, mais toutes proportions gardées ce ne sont que des dégâts cosmétiques. Cette semaine je vais aller voir un menuisier pour demander un devis afin de remplacer le liston. Pour le reste, et bien ce sera un peu de mastic et de l'huile coude. Un bon coup de peinture serait le bienvenu, mais je ne crois pas que j'en ai les moyens pour l'instant.
Pour les dégâts sur le Mighty Sparrow, Ron doit remplacer quelques centimètres de son liston à lui, plus quelques vis à remettre par-ci par-là. Rien de vraiment coûteux heureusement. Franchement, je trouve que je m'en sors bien...

Non, s'il y a dégâts, ils sont surtout dans ma tête. Moi qui commençais à avoir confiance dans mon mouillage, je me retrouve à détester ça encore plus qu'avant. Je hais les mouillages, mais à un point que vous ne pouvez pas imaginer !
Et ça, franchement, si on va au bout du bout de la logique, ça remet sérieusement en question mon voyage... Économiquement parlant je veux dire. J'ai déjà plus ou moins fait une croix sur les marinas à pontons, mais si je veux continuer à vivre sur mon bateau je ne me sens plus pouvoir me passer de corps morts pour autant... Bref, encore une grande question que je vais devoir résoudre dans les semaines qui viennent.

Ah oui, un dernier mot. Ce coup de vent imprévu a été bien plus fort sur l'île de Tobago où ils ont eu des vents de 60 nœuds. Et c'est là où se trouve Pelagos, Thétis et La Bella Flora dont je n'ai pas de nouvelles... Donc les copains, si vous me lisez, soyez gentils de me tenir au courant. 

Un mouillage peinard qu'il disait l'autre...


14 commentaires:

Anonyme a dit…

Même pour des petites sorties de l'après-midi sans quitter la Rance, on avait coutume de dire "il n'y a pas de petit sortie en mer"

Et bien je crois qu'on pourrait dire également "il n'y a pas de petit mouillage"!

Popeye

François a dit…

Putain, quelle frayeur !! Et ça doit faire mal de voir ton bateau plein de bobos comme ça... Mais ça aurait aussi pu être pire. Et en plus, ça t'arrive à un endroit où t'as 10 chantiers naval au km2!! C'est la merde, la vase, t'es jamais sur.. Un investissement qui peut être pas mal si tu stresse, c'est une Rocna, elles tiennent vraiment super bien. Après, dans les petites Antilles et dans le pacifique, t'as quand même pas mal de corps mort...
Bisous à la boiteuse, et remonte toi le moral avec les préparatifs du meilleur carnaval du monde !!

Monique a dit…


Ben dis donc ! Tu t'en sors bien !!!
Pense à dérouiller ton ancre de secours maintenant !!
Bisous mon Gwen !

Exocet a dit…

La vie du marin n'est pas un grand fleuve tranquille. Que dire de plus, je suis pas si loin, a Carriacou, nous avons eu une période bien tristounette mais le soleil est revenu aujourd'hui. après le mauvais temps le soleil réchauffe le cœur.

aglae75 a dit…

Ouh ben là tu t'en tire à bon compte on dirait. Et les ancres mise en pattes d'oie ça le fait mieux non ? Bon courage pour les réparations et la révision de Mercedes. Bises.

Anonyme a dit…

Un grand salut depuis la nursery du bord, et félicitations pour avoir agi en marin (c'est drôle - enfin, vu d'ici - comment agir "en marin" et agir "en catastrophe" ont des significations proches...).
La cosmétique... un liston éclaté peut être source d'infiltrations, et apporter d'autres emmerdes.
C'est dans des moments comme ça que ça fait chier d’être loin, sinon j'aurais aimé te filer un coup de main (depuis le temps que je m'occupe des bateaux des autres, au moins là ce serait pour un ami).
Bonne chance pour tes travaux. Une encre de plus, du rab de chaine, t'en penses quoi ? L'idée d'empenneler lorsque tu sais que tu t'y installes pour plusieurs jours est peut-être a étudier. Je sais que ça veut dire de l'argent... c'est un sujet que je connais bien (et que je maitrise mal).
Un abrazo !

Gwendal Denis a dit…

@Popeye : C'est tout à fait ça.

@François : C'est vrai que je lorgne souvent sur les Rocna... Mais ma Delta fait assez bien l'affaire d'ordinaire alors je ne pense pas en changer. la prochaine fois, ce sera une Rocna, c'est sûr !

@Monique : Oui, je m'en sors plutôt bien, même si ce n'est pas beau à voir

@Exocet : Ici c'est tout gris depuis le coup de vent. :(

@Aglaé : C'est d'habitude ce que je fais, lorsque je suis au courant que la météo va se gâter ! Mais là, on n'a eu le temps de rien.

@Gubragh : J'évite de penser aux réparations pour l'instant. L'empennelage, je ne suis pas un adepte... Je préfère l'affourchage.

Pierre Vigna a dit…

Là j'hésite à reconstituer la scène dans ma salle de bains!
Et la Touline n'a rien vu venir cette fois?
Bon, c'est facile à dire de si loin mais bon courage pour les réparations et prend soin de vous.
Pierre

Bateau Loïck a dit…

La vase fine c'est ce que je redoute le plus. Pour ma part je suis plutôt pour l'empenelage que l'affourchage, mais dans la vase fine à Ilha Bella on a dérapé quand même... vu le nombre de bateau qui ont chassé il n'y avait pas grand chose à faire. Dommage que le ketch n'ait pas démarré son moteur...

...toussaint a dit…

ouf, grosse alerte. Prudence...La saison des cyclones se termine dans 46 jours, c'est aussi la periode des coups de vents, nécessité de se tenir en eveil et de se proteger...Finalement et malheureusement (car c'est survenu)c'est positif, dans ces regions la force des éléments n'est pas négligeable...

franck a dit…

Si tout le monde a dérapé c'est que la météo liée à la nature des fonds ont rendu les dérapages obligatoires. Passes le bonjour à brice (lui aussi a dérapé pourtant il maitrise) et sa famille s'ils sont toujours dans le coin. Ta todo list vient de s'allonger de quelques lignes. A titre perso je préfère aussi l'empenelage quand ç'est prévu de craindre au mouillage. Mais quand c'est imprévu on glisse et on fait ce qu'on peut.
franck sur tailana.

Gwendal Denis a dit…

@Pierre : Touline peut être d'une incompétence crasse. Parfois.

@Bateau Loïck : Je me demande parfois si lorsque je me suis rendu compte que je dérapais, j'avais larguer toute la chaine (10 m en plus) et le câblot, je n'aurais pas pu rattraper le coup... T'en penses quoi ?

@Toussaint : M'est avis que c'est fini pour cette année les cyclones.

@Franck : Oui, je me sens moins seul sur coup-là puisque tout le monde à glissé.

Princess Flybridge a dit…

En tout cas, c’est un réel plaisir de suivre vos aventures et d’entendre de vos nouvelles. Nous vous souhaitons bon vent, et profitez de votre mouillage et n’oubliez pas de nous partager les supers moments passés sur votre bateau!

...toussaint a dit…

bonsoir,
je pense que tu es optimiste sur le temps des cyclones, tant mieux si c'est le cas...Bonne continuation